Cet article invité a été rédigé par Clément Belleudy, et membre de l’équipe Apprendre.Photo. Je lui laisse donc la place pour cet article !

Avez-vous remarqué que la majorité du contenu web francophone sur la photographie concerne le matériel ? Quand on y pense, c’est bien utile quand on débute, car on a besoin de se familiariser avec la technique. Comprendre les différences techniques entre appareils fait partie de la progression.

Mais ensuite, la plupart des photographes découvrent que cette technique est un marchepied pour accéder à un monde autrement plus vaste et riche : celui de la créativité, qui nous permet de nous exprimer à travers de photos plus personnelles.

Donc si nous suivons le raisonnement, il devrait y avoir également beaucoup de contenu web sur cette « seconde phase » de l’apprentissage photo. Oui, car justement, nous sommes un public demandeur de ce genre de contenu. Eh bien, croyez-moi, ce n’est pas vraiment le cas en 2021, même si c’est en train de changer (merci au blog de Laurent d’y contribuer, avec notamment les épisodes d’Incroyables Photographes) !

Quand je parle de contenu lié au matériel, il peut s’agir d’un article ou d’une vidéo relayant ce type de message, vous connaissez forcément :

« Test du nouveau Canikon Truc A7X, avec sa nouvelle monture JK qui laisse entrer plus de lumière pour une netteté inégalée sur toute l’image, d’ailleurs voici les mesures de netteté bord à bord, regardez ! En zoom 100 %, c’est sans commune mesure avec les appareils plus anciens. Sa rafale à 30 images/seconde avec suivi autofocus 600 points, le plus rapide du monde, vous permettra de saisir l’instant décisif. En plus, le Canikon Truc A7X est le plus compact des hybrides que nous ayons jamais conçus. L’appareil parfait sans compromis dont vous rêviez depuis tant d’années est enfin là. Il va vous permettre d’exprimer votre créativité sans limite et de révéler votre talent au monde. »

Vous voyez l’idée, je ne vais pas aller plus loin pour ne pas être trop caricatural. Mais je me suis dit qu’il y avait un paradoxe, qui pourrait s’énoncer comme suit :  On n’a jamais eu du matériel aussi bon qu’aujourd’hui, et pourtant on n’a jamais autant parlé de matériel qu’aujourd’hui !

Ce que je veux dire par « on n’a jamais eu du matériel aussi bon qu’aujourd’hui », c’est que depuis plusieurs années, la qualité des images des appareils photo a atteint un plateau, si bien qu’il n’y a plus de MAUVAIS appareil photo en 2021 (vidéo à ce sujet). Ce plateau a été atteint vers 2015, ou même avant !

Depuis l’arrivée des hybrides, il n’y a plus de rupture technologique majeure qui améliore notre capacité de prendre des photos. L’innovation d’un modèle à l’autre est en réalité au plus bas. Une rupture technologique, c’est l’avènement de l’autofocus, le passage de l’argentique au numérique, mais certainement pas le fait de pouvoir faire une rafale à 25 images/seconde en RAW+JPG au lieu de 10.

Où je veux en venir ? En 2021, l’appareil photo n’est plus un obstacle entre le photographe et sa créativité. La preuve en est les grands photographes du XXe siècle et du début du XXIe siècle, qui ont déjà réussi à créer des images iconiques avec des appareils beaucoup, beaucoup moins performants.

Bien sûr, il n’y a rien de mal à s’intéresser à la technologie, ni à se faire plaisir en s’offrant un nouveau matériel. Mais là n’est pas le sujet aujourd’hui. 🙂 En tant que photographe, je me fais moi-même embarquer dans des discours marketing de vendeurs d’appareils photo. Donc, voyez-vous, je ne vais faire la morale à personne. 🙂

Ce que je voudrais partager avec vous dans cet article, ce sont 5 images iconiques, parfois produites dans des conditions délicates, avec des appareils bien moins performants que ceux de 2021. Pour dire haut et fort au web francophone : le matériel n’est pas le sujet principal !

Afghan Girl, Steve McCurry, 1984

Afghan Girl photo Steve McCurry
©Steve McCurry

Qui ne connaît pas la photo « Afghan Girl » de Steve McCurry ? Ce regard intense, presque hypnotique, ne peut pas laisser indifférent. Notre œil est inévitablement attiré vers son visage et ses yeux, car ils sont les tons les plus lumineux, les plus contrastés, et les plus nets de l’image. L’arrière-plan est flouté.

Cette photo de 1984 a été prise avec un objectif Nikkor 105mm monté sur un Nikon FM2. Cet appareil a été fabriqué à partir de 1982 et l’objectif à partir de 1971. À cette époque, on pouvait déjà produire des photos au piqué saisissant.

Tenez-vous bien, voici un petit détail supplémentaire qui a son importance.  Le Nikon FM2 est un appareil manuel (pas de mode semi-automatique priorité ouverture) sans autofocus !

Cette photo n’aurait pas été meilleure avec plus de piqué (qu’est-ce que le piqué ?). Donc, la prochaine fois que vous vous surprendrez à regarder le test piqué du nouvel objectif Cannor Y, je vous invite à fermer les yeux un instant, à vous remémorer les yeux de l’Afghan Girl, photographiée il y près de 36 ans avec un appareil entièrement manuel, et à vous empresser de fermer immédiatement la page du test de piqué. 😉

Falling Man, Richard Drew, 2001

Falling Man photo Richard Drew
©Richard Drew

Cette photographie de Richard Drew a été prise lors des attentats du World Trade Center le 11 septembre 2001. Contrairement à la majorité des images de l’attentat, elle ne montre pas les deux tours en feu, mais un homme inconnu qui chute la tête la première dans le vide. Cette photo, en montrant juste cet homme, suggère beaucoup plus et restitue toute l’horreur de ce jour. Elle a d’ailleurs créé la polémique en son temps : jugée choquante, certains médias préférèrent l’écarter au profit d’images plus « classiques » des tours en feu ou les sauveteurs en action.

Richard Drew arrive sur la zone, et dans l’affolement général commence à photographier les tours : « L’appareil est une sorte de filtre entre moi et ce que je photographie. Je n’ai vu la scène qu’à travers mon objectif et j’imagine que cela m’a aidé psychologiquement à me distancer. »

Il prend plusieurs photos au 200mm avec son Kodak Pro DCS-620, sans doute en déclenchant à plusieurs reprises manuellement, car le mode rafale de cet appareil de 2 mégapixels est limité à 3,5 images par seconde. Ce n’est que de retour au bureau devant son ordinateur qu’il découvre la photo.

Disons-le, nous n’avons pas besoin de cadences de rafale ahurissantes.

Commémoration du tsunami, Xin Zhou, 2006

Tsunami ceremony photo Xin Zhou
©Xin Zhou

Avec cette image, la photographe chinoise Xin Zhou a reporté le second prix du World Press Photo en 2006 (catégorie « arts and entertainment »). L’image montre une cérémonie de commémorations en Thaïlande des victimes du tsunami de 2004.

On se gargarise souvent des performances ISO des boîtiers photo de ces dernières années. « Le nouveau Canikon A7X repousse les limites de l’œil humain avec des images propres jusqu’à 25 600 ISO : cela va transformer la photographie. »

Non. À moins que vous ne fassiez de la surveillance nocturne pour le GIGN, vous n’en avez probablement pas besoin. D’ailleurs, le principe de la photo étant de capter la lumière, il semble logique de ranger l’appareil quand il n’y en a pas du tout. 😉

Je n’ai pas réussi à retrouver la sensibilité ISO à laquelle cette photo a été prise, mais après une petite recherche web, on se rend compte que 1600 ISO était la sensibilité maximum acceptable sur les meilleurs boîtiers pros de l’époque.

En admettant donc que la photo ait été prise à cette sensibilité, celle-ci est suffisante pour figer des sujets mobiles (les lanternes) en pleine nuit.

Et si le boîtier ne pouvait pas monter aussi haut en ISO, ou que la photographe disposait d’un objectif moins lumineux ? Les lanternes en l’air auraient créé un filé esthétique qui aurait été cohérent avec l’ambiance émouvante de la scène.

Bonne nouvelle : aujourd’hui, les appareils actuels à grand capteur (Full Frame, APS-C, micro 4/3, et même certains 1’’) ont TOUS une bonne qualité d’image à 1600 ISO.

Allons donc photographier des lanternes sans vergogne !

Situation Room, Pete Souza, 2011

Situation Room photo Pete Souza
©Pete Souza

Cette photo montre Barack Obama et son état-major dans la Situation Room, une pièce sécurisée située sous la Maison-Blanche. L’équipe suit en direct l’évolution de l’opération Neptune Spear contre Oussama Ben Laden. On comprend que tout le monde regarde un écran sur la gauche, hors champ. L’image fait écho à celle de Richard Drew à double titre :

  • Il s’agit en quelque sorte du « dénouement » de l’histoire initiée par les attentats du 11 septembre 2011 (j’anticipe un peu les commentaires, je ne veux pas lancer de débat sur le bien-fondé de l’intervention américaine dans cet article).
  • Le photographe ne montre pas directement le sujet de la photo, mais un fragment du réel pour suggérer la vraie histoire. Tout le monde comprend, et l’image gagne en impact.

Cette photo est un contre-exemple par rapport aux précédentes. Je ne vais pas vous révéler qu’elle a été prise avec un compact entrée de gamme. Au contraire.

La scène est statique, bien éclairée et dans un environnement aseptisé (pas de poussière, pas de pluie, aucun danger imminent pour le photographe). Absolument aucune contrainte de prise de vue. Pourtant, le Canon EOS 5D Mark II que Pete Souza utilise pour cette photo est le reflex pro de Canon en 2011. Disons-le : il aurait été aussi facile de prendre cette photo avec un appareil entrée de gamme et, d’ailleurs, nous aurions été incapables de voir une quelconque différence !

Cette image est finalement assez représentative de la plupart des photos que nous faisons : elles sont prises avec un matériel très largement suffisant pour gérer la complexité de la scène à photographier.

Invasion of Prague, Josef Koudelka, 1968

Invasion of Prague photo Josef Koudelka
©Josef Koudelka

Revenons en 1968 avec une image de Josef Koudelka, que vous avez sans doute déjà vue dans un précédent épisode d’Incroyables Photographes de Laurent et Thomas (cliquez ici pour le revoir et vous saurez tout sur le contexte !).

Cette image a donc été prise juste avant l’entrée des tanks russes à Prague. La montre du premier plan suggère bien ce compte à rebours.

Cette photographie est entièrement nette. Il n’y a pas de flou d’arrière-plan. Tant mieux, car ce choix esthétique est cohérent avec l’histoire racontée par la photo (c’était le sujet de mon dernier article sur le blog 😉). Une montre nette sur un arrière-plan flou n’aurait pas permis de comprendre que la ville est déserte et que les chars arrivent.

Je trouve qu’il y a une tendance à associer une photo réussie avec un choix de faible profondeur de champ. Peut-être est-ce une influence de la photo commerciale (mea culpa, car c’est une partie de mon activité), qui utilise beaucoup cet effet pour attirer l’œil sur un endroit donné.

La conséquence est que les marchands d’objectifs nous rabâchent que des objectifs qui ouvrent beaucoup sont une condition indispensable pour exprimer toute sa créativité. C’est faux. Parmi beaucoup d’autres, la photo de Koudelka en est un beau contre-exemple.

Certes, je suis bien d’accord avec vous, une faible profondeur de champ peut être utile pour mieux guider l’œil dans notre photo, et flouter des éléments parasites.

Ma tribune ici est de ne pas céder trop rapidement aux sirènes du marketing des marques qui vous poussent à acheter le dernier objectif 50mm f/0,95 à 1200 € qui va, vous verrez, révolutionner votre photographie. En fait, vous feriez aussi bien de garder votre fidèle 50mm f/1.8 que vous avez payé une centaine d’euros à vos débuts et de sortir faire des photos. 🙂

Pour finir

Merci de m’avoir lu. Je trouve que cette réflexion sur le matériel est porteuse d’espoir et apaisante, car quand j’ai des blocages en photo, j’accuse volontiers le matériel de me limiter, et à ce moment-là je suis particulièrement vulnérable vis-à-vis des discours marketing des fabricants d’appareil photo (surtout si un appareil hybride tout beau tout neuf vient de sortir 😉).

Du coup, ça m’intéresse de savoir si je suis le seul à prendre le matériel souvent comme premier bouc émissaire à mes échecs photographiques, et je lirai attentivement vos commentaires ! 

En se remémorant ces images et les appareils photo qui les ont capturées, on se rend compte qu’en 2021, le matériel est rarement ce qui va nous limiter. Chacun de nous peut créer sans limites des images qui lui plaisent, et aussi potentiellement des images qui rentreront dans l’Histoire.

Si jamais cet article me permet de convaincre ne serait-ce qu’un lecteur sur dix que le matériel photo n’est PLUS DU TOUT le facteur limitant en 2021, mon objectif est atteint.

Car le contenu web sur la photo n’est finalement qu’un reflet des préoccupations et attentes des photographes, et plus il y aura de gens convaincus, plus les contenus sur l’inspiration, la créativité, l’histoire de la photo fleuriront ! C’est un cercle vertueux à initier.

Tout l’argent économisé en matériel pourra nous servir à financer des aventures mémorables, qui donneront elles-mêmes des photos mémorables. 🙂

Alors, s’il vous plaît, aidez-moi en étant des ambassadeurs de ce beau message : le matériel n’est plus le sujet principal en 2021. Je compte sur vous !

PS : Allez, oublions le nouvel iPhone 14 Pro Max à 1200€ 😉

 

 

Clément Belleudy
Je connais Laurent depuis le tout début d’Apprendre.Photo. Depuis 2020, je lui prête main forte sur la création de contenu, et comme apprendre est plus efficace en s’amusant, j’ai à cœur de créer des contenus pédagogiques et plaisants à lire, sans jamais trop se prendre au sérieux !
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