Qu’est-ce que la peinture peut vous apprendre en photographie ? Et bien notamment à créer du mystère et à pousser le spectateur à se poser des questions.

(Note : cet article est un article invité, rédigé par Roy Pallas du blog-le-dessin)

Pour ma seconde intervention sur le blog de Laurent, je vais vous parler de peinture. J’ai eu la chance d’avoir eu quelques bons cours d’analyse d’œuvres à ce sujet et je pense que la photographie et les arts picturaux peuvent s’influencer de manière très positive. Je n’ai pas l’intention de vous forcer à penser vos photographies comme des tableaux de grands maîtres mais de vous faire découvrir quelques pépites qui, au mieux, peuvent vous inspirer dans vos compositions et au pire, vous donner envie d’observer les œuvres des peintres.
Pour ça, je vais débusquer dans chacun de mes exemples, un élément qui va créer l’ambigüité, qui accrochera le regard comme l’esprit et vous lister tout ça. C’est parti !

Des espaces qui échappent aux mesures

Ceux qui ont lu mon premier billet savent que j’aime particulièrement le peintre Vermeer. Sa vie est aussi mystérieuse que ses peintures, si bien qu’il a été surnommé « le sphinx de Delf ». Vous comprenez pourquoi je décide de commencer mon article avec cet artiste 🙂

Une récurrence dans les peintures de Vermeer est qu’il place régulièrement un ou des objets au premier plan entre les personnages qu’il peint et le spectateur (donc nous). Des objets comme des tapis, des meubles, des rideaux….. Tout cet ensemble met de la distance et en même temps cachent une bonne partie de la composition. Ça créé une large zone de hors-champ et quelques fois, on a même l’impression que Vermeer reproduit un cadre avec ces éléments. Ce qui donne l’impression d’un tableau dans le tableau.

Vermeer « Jeune femme lisant une lettre » 1657
Vermeer « Jeune femme lisant une lettre », vers 1657

Le premier moyen de créer du mystère (et le plus évident également) est donc de créer des zones de hors-champ. Comme cette liseuse devant cette fenêtre ouverte dont on ne sait pas sur quoi elle donne. Même les reflets sur la vitre dont on se dit qu’ils auraient pu nous renseigner sur ce qui se cache derrière ses rideaux ne font que réfléchir le visage de cette femme.
Vous remarquez aussi que le point de fuite se trouve au niveau du rideau de gauche. Donc nos yeux sont orientés vers une zone cachée.

Le hors-champ est d’autant plus intriguant qu’il suggère un espace invisible dont on aperçoit un fragment. Je reformule en plus clair 🙂 Les ouvertures vers d’autres pièces intriguent beaucoup. On se demande ce qui s’y passe et dans le cas du tableau «la jeune femme endormie » on se demande si une personne va franchir le seuil et découvrir cette servante assoupie après un verre de vin alors qu’elle devrait être au travail.

Vermeer « La jeune femme endormie » 1657
Vermeer « La jeune femme endormie », vers 1657

Il y a aussi des ouvertures vers des pièces… étranges

Si on remonte le temps et qu’on passe de la Hollande à l’Italie, on peut trouver un sujet de peinture particulièrement riche en mystère. Je veux parler des « annonciations ». Je ne vais pas me lancer dans de longues explications théologiques mais sachez que les peintres du début de la Renaissance se sont questionnés sur la manière de représenter un acte « miraculeux » (ici celui de l’immaculée conception) dans un tableau. Comme il n’était pas permis de représenter Dieu, les peintres ont imaginé des moyens de suggérer sa présence dans leurs œuvres et ces suggestions passent par des jeux sur la perspective et sur l’échelle des éléments.

On part du principe que Dieu est un être qui échappe à la mesure. La perspective est un moyen de mesure donc ce qui ne sera pas en accord avec cette dernière sera une manifestation divine.

Dans le retable de Pierro della Francesca, on voit l’ange Gabriel et Marie sous un portique et devant un couloir de colonnes qui mène vers un mur. On remarque que le mur au fond est en marbre mais que ses motifs sont disproportionnés. Comme s’il y avait un zoom uniquement sur cette partie, on a l’impression de voir la pierre de près… Cette incohérence de l’échelle c’est la fameuse manifestation divine.

Piero della Francesca « Annonciation » 1426
Piero della Francesca « Annonciation », 1426 (détail à droite)

Autre exemple avec une annonciation de Fra Angelico qui fait un jeu sur la perspective. Les deux personnages sont sous un portique et devant l’entrée d’une porte qui donne sur la chambre de Marie. Si on observe la chambre, on s’aperçoit qu’elle est trop profonde pour s’insérer dans les limites de l’habitation.

Fra Angelico « Annonciation » 1426
Fra Angelico « Annonciation », 1426

L’ingrédient des objets mystérieux

Revenons à Vermeer qui orne souvent les murs de tableaux. Vous allez me dire « en quoi c’est mystérieux ? », eh bien justement parce que ces œuvres sont là pour éclairer la scène qui est peinte (en général des scènes du quotidien) ils donnent un sens plus profond à ce qui semble anodin.

Notre esprit fait le rapprochement entre les deux images (la scène et l’image de fond). Imaginez une personne dos à un mur, qui semble être perdu dans ses rêveries. Imaginez que sur ce mur il n’y ait rien sauf une photo d’un beau paysage. Qu’est-ce qu’on en déduit ? Rien ne pourrait le confirmer mais il est tentant de se dire que cette personne rêve de voyage et d’évasion (c’est d’ailleurs sur ce principe d’association d’images que fonctionne la Bande-dessinée). Est donc mystérieux ce qui donne un indice sur l’interprétation d’une image « banale », comme la présence d’une clé suggère celle d’une serrure.

Vermeer « Dame debout à l’épinette » 1673 1675
Vermeer « Dame debout à l’épinette », 1673-75

Prenez par exemple « la dame à l’épinette », c’est un personnage qui semble occupé à jouer de la musique et qui regarde en direction du spectateur. À part le paysage dans un cadre d’or, il y a le tableau d’un cupidon placé juste au-dessus d’elle… Par association vous pouvez en déduire que cette femme :
A – recherche l’amour
B – a trouvé l’amour
C – la réponse C

Bref on commence à s’interroger un peu plus précisément sur cette femme sans pour autant qu’elle ne perde son mystère. Un autre indice est qu’on appelle aussi l’épinette une « virginale »…

 

Un autre exemple à la visée plus moraliste, « La peseuse de perle » qui estime sa richesse avec cette petite balance tenue entre deux doigts. On peut voir que le tableau derrière elle est un jugement dernier, le moment où les âmes des vivants sont pesées pour déterminer leur destinée après la mort.

Vermeer « La peseuse de perle » 1662
Vermeer « La peseuse de perle », vers 1662

Les objets du quotidien peuvent eux aussi être plein de mystère…

…mais sous quelles conditions ? J’en vois deux personnellement. En général, des objets dont on sent qu’ils ont été utilisés ou qu’ils sont prêts à l’être, possèdent une aura de mystère. Parce qu’ils sont désordonnés, ils suggèrent le passage d’un humain.

Regardez « Le verrou » de Fragonard, et voyez comment la composition s’articule entre les deux personnages à droite et le mobilier à gauche. L’éclairage est orienté sur les deux amants et un lit défait se trouve dans l’ombre. Ce lit est un indice sur ce qui va ou ce qui s’est passé dans cette chambre, grâce à lui on suppose qu’il y a eu une action. Comme les autres points que j’ai abordés, le désordre nous pousse à l’hypothèse, c’est le premier point !

Fragonard « le verrou » 1774 1778
Fragonard « le verrou » 1774-78

Le second est que ce lit défait rappelle étrangement une silhouette humaine. Le peintre a volontairement organisé les draps et les coussins afin qu’ils ressemblent à un corps humain. On a l’impression d’un genou avec le drap rouge et de seins avec les oreillers. Suggérer une silhouette humaine (ou certains membres) avec des objets capte le regard. Ce que le spectateur va chercher en premier dans une image c’est « lui-même ».

Détail du lit fragonard
Détail du lit

Ce qui se cache derrière la Joconde…

Pour finir, je ne pouvais pas parler de mystère dans les peintures sans évoquer la Joconde de De Vinci. Je vais vous livrer une remarque de Daniel Arasse, historien d’art, sur le paysage à l’arrière plan du tableau (le sourire tout le monde en parle déjà assez 😉 ).

Léonard de Vinci «La Joconde», 1503 1506
Léonard de Vinci «La Joconde», 1503-06

L’arrière plan est flou certes, c’est une belle perspective atmosphérique, mais autre chose plus intéressante c’est que la partie droite est un paysage élevé (un plateau) alors que la partie gauche est basse.

Léonard de Vinci «La Joconde», 1503 1506 détail explication deux parties
Léonard de Vinci «La Joconde», 1503-06 (détail)

On a l’impression de deux environnements différents. Il y a une transition brutale entre ces deux paysages et pourtant il s’agit d’un même lieu scindé en deux parties de part et d’autre du portrait avec un coin d’eau chacun. On se demande comment le paysage se transforme et passe de l’une à l’autre ? Un des mystères de ce tableau est donc cette transition entre ce plateau et cette vallée qui est cachée par… Mona Lisa.

Par conséquent un autre moyen de donner du mystère à vos compositions serait de repérer les zones de transitions, les passages bruts entre deux paysages et de dissimuler ce glissement. En plus court de faire en sorte de créer une « énigme visuelle » et d’en cacher la réponse.

 

Voici en résumé les ingrédients d’une image mystérieuse :

  • Changer volontairement les échelles
  • Dissimuler les transitions entre deux espaces
  • Montrer des ouvertures vers des espaces qu’on aperçoit partiellement
  • Créer des relations entre les personnages et les images dans une composition
  • Utiliser des objets qui ont une allure humaine (où les organiser pour qu’ils ressemblent à un corps humain)
  • Utiliser des objets en désordre

Pour finir je voudrais vous faire une recommandation que ferait un de mes professeurs (quand je dis « recommandation » c’est un euphémisme. Il était très insistant, surtout envers l’auteur de cet article…)

Comme les nems se mangent entourés d’une belle feuille de salade, le mystère et l’ambiguïté se dégustent mieux lorsqu’ils sont enrobés de subtilité.

Vous avez remarqué que les exemples d’objets et d’espaces que je vous ai donnés se trouvaient soit au second plan par rapport à la scène soit dans un espace peu lumineux. Si cette recherche de l’ambiguïté dans votre composition vous passionne, sachez qu’elle suscitera plus d’interrogation de la part du spectateur de votre image si elle n’est posée comme le sujet principal de votre production.

Est-ce que l’aura de mystère de « La Joconde » se serait diluée si elle s’était appelée « homme/femme au sourire énigmatique devant paysage qui l’est tout autant » ?

Donc un peu de « non-vu » et autant de « non-dit » pour que le spectateur fasse un peu le travail ;).

Roy Pallas
www.blog-le-dessin.com

 

 

Laurent Breillat
J'ai créé Apprendre.Photo en 2010 pour aider les débutants en photo, en créant ce que je n'avais pas trouvé : des articles, vidéos et formations pédagogiques, qui se concentrent sur l'essentiel, battent en brêche les idées reçues, tout ça avec humour et personnalité. Depuis, j'ai formé plus de 14 000 photographes avec mes formations disponibles sur Formations.Photo, sorti deux livres aux éditions Eyrolles, et édité en français des masterclass avec les plus grands photographes du monde comme Steve McCurry.
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