L’exposition « Genesis », de Sebastião Salgado, rouvre ses portes après deux mois d’interruption à la Sucrière à Lyon. Cette ode à la Terre, avec plus de 240 photographies en noir et blanc, nous invite à prendre conscience de la beauté de lieux restés vierges de toute intrusion humaine dévastatrice.

Note de Laurent : j’accueille aujourd’hui Estelle Lozano du blog Photo Challenge Quotidien, qui a pu visiter l’expo et nous faire un retour. C’est donc elle qui s’exprime dans cet article 🙂

« Genesis » présentée pour la première fois en 2013 est une exposition culte qui depuis ses débuts a été présentée dans plus de 50 musées ou lieux d’exposition à travers le monde.

Sa réalisation a demandé huit années et plusieurs tours du monde. Pendant cette période dédiée uniquement à ce projet, le photographe prévoit quatre sessions de travail par an, soit trente-deux voyages et trente-deux pays, sur cinq continents. C’est l’ampleur de la tâche que nécessite une telle exposition. 

Qui est Sebastião Salgado ?

Il naît en 1944 dans une ferme au sud-est du Brésil, dans la vallée du Rio Doce. Ces parents travaillent une terre riche et élèvent du bétail.

Il doit quitter cet endroit qu’il décrira souvent comme « un lieu paradisiaque » à 15 ans pour étudier au lycée. Il a 20 ans lorsqu’il rencontre sa future femme Lélia. Ils sont tous deux engagés politiquement dans la gauche radicale.

En 1969, ils quittent le Brésil pour s’installer en France. Lui, termine un doctorat en économie. Elle, finit ses études d’architecture.

Il est très important de connaître l’homme pour comprendre le photographe, ses orientations et son oeuvre.

La découverte de la photographie

C’est lors de l’été 1970 que Sebastião Salgado rencontre la photographie. Il a immédiatement une révélation. Lélia s’est offert un appareil photo Pentax avec un objectif de 50 mm afin de photographier l’architecture, son domaine d’étude. Or pendant leurs vacances en Italie, cet été là, c’est Sebastião qui va l’utiliser presque exclusivement ! Il prend conscience que les instants qui le touchent peuvent être capturés et être conservés pour toujours. En revenant, il a complété son équipement d’un objectif 24 mm et un autre de 100 mm afin d’étendre ses possibilités photographiques au maximum de situations.

Trois ans plus tard, il abandonne tout pour devenir photographe à plein temps.

Le photojournalisme jusqu’à l’extrême

Il court littéralement les journaux pour vendre ses photos. Elles revêtent de fait, de par ses engagements et ses études, un aspect social affirmé. Il va réaliser des photos pour des magazines, dont La Vie, et des associations ou organisations, comme le Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement.

Puis rapidement, il va travailler successivement pour les agences Sigma (brièvement), Gamma (qu’il considère comme son école d’apprentissage de la photo) puis Magnum.

En 1994, il quitte cette dernière pour fonder avec sa femme une structure dédiée à son travail, à ses projets : Amazonas Images (nombre de ses premiers partenaires font encore partie de l’équipe actuelle). Il enchaîne les projets, souvent longs. C’est sa manière de travailler.

Pour son travail nommé « Exodes », il va sillonner le globe pendant six ans. Il suit les déplacements de populations dus à diverses causes : migrations vers les villes, catastrophes naturelles, conflits armés.

Les horreurs de ces derniers vont avoir raison de sa santé mentale et physique. Son corps se recouvre d’infections inexpliquées. Il saigne sans raison apparentes. Il somatise les horreurs qu’il a côtoyé pendant des années, notamment les tas de milliers de cadavres au Rwanda.

Sebastião Salgado pose son appareil photo.

Il ne veut plus photographier.

La renaissance

Si je vous impose une biographie aussi complète c’est parce que, comme je l’ai déjà évoqué, l’histoire de l’homme explique la vision du photographe. Et c’est d’autant plus vrai dans le cas de Sebastião Salgado. Les deux sont intimement liées.

A cette période, ses parents âgés lui lèguent la ferme familiale. Ce qui avait été un paradis dans ses souvenirs d’enfance se révèle être devenu une terre aride, érodée, sans plus aucune végétation. Toute la région est ainsi ravagée à présent…

Alors, sur une idée de sa femme, ils décident d’arborer les lieux. Ils créent l’Instituto Terra et replantent 2,7 millions d’arbres (à ce jour). Et à mesure que cette nature revit, l’homme revit aussi… jusqu’à rappeler le photographe qui est toujours tapi en lui.

Débute une reforestation à l’échelle d’un parc national, issue d’une initiative privée.

Il dira : “A mesure que la nature reprenait vie, mon corps reprenait vie également. La nature m’a sauvé la vie”.

Avec les arbres, revivent les rivières, reviennent les animaux. Et naît « Genesis » dans l’esprit du photographe…

La naissance de “Genesis”

En réalisant que la vie c’est la végétation, les animaux, les montagnes, Sebastião Salgado se rend compte que jusque là il n’a photographié qu’une espèce : l’Homme. Il va maintenant s’atteler à montrer la Terre originelle.

En travaillant sur le projet, il découvre que 46% de la planète est quasiment vierge de l’empreinte humaine. Près de la moitié n’a pas encore été impacté par la main, souvent destructrice, de l’Homme.

C’est ainsi que plutôt que de montrer les effets catastrophiques, il décide de montrer ce que la Terre possède de plus beau, de plus grand afin de donner envie à l’homme de la préserver.

Et « Genesis » c’est cela, un hommage à la Terre !

L’exposition “Genesis”

Comme je le répète souvent, s’inspirer des plus grands photographes est une source d’apprentissage et de progrès assurée pour votre propre pratique de la photographie, surtout si vous apprenez en autodidacte. Les expositions sont un moyen de se « frotter » à la créativité à l’état pure. Donc je vous incite à en abuser sans modération. Et cette exposition, très forte émotionnellement, n’échappe pas à la règle…

Si je vous dis que l’exposition est magistrale, c’est la vérité mais c’est aussi ce que tout le monde dit alors où est l’intérêt d’un énième article sur le sujet…

Si je vous dis que la mission première du photographe qui est de nous donner envie de protéger cette Terre, tellement incroyable, est réussie c’est également vrai…

Mais ne serait-il pas plus judicieux de comprendre l’intention du photographe en fonction des mécanismes artistiques et esthétiques qu’il a mis en place pour nous transmettre son émotion ?

Une oeuvre en noir & blanc

Sebastião Salgado n’a plus photographié en couleurs depuis 1987. C’est lors du 70ème anniversaire de la révolution russe, sur la place rouge qu’il réalise son dernier cliché en couleurs.

Au début de sa carrière, les commandes que lui font les magazines sont des images couleurs. C’est la règle établie dans la presse écrite et il s’y plie bien sûr.

En 1986, il réalise un reportage sur les orpailleurs des mines d’or de Serra Pelada, au Brésil, avec exclusivement des photos en noir et blanc. A partir de là, tous les reportages qui suivront seront en noir et blanc.

Le photographe a souvent expliqué son choix du noir et blanc pour son travail. Pour Sebastião Salgado, le principal défaut de la couleur est son pouvoir fort à divertir, à dévier le regard de l’essentiel pour l’emmener sur les zones les plus colorées de l’image : la couleur déconcentre le regard.

Avec le noir et blanc, la concentration sur le sujet est totale. D’après le photographe, les nombreuses nuances de gris se substituent parfaitement à la couleur sans perte d’informations. Ceci est particulièrement visible sur les clichés de végétation dense : pas d’uniformité, nous parvenons à percevoir les différentes teintes de verts avec la palette des gris.

Le photographe estime qu’une fois la déconcentration due aux couleurs écartée, il reste toute la place pour l’émotion pure, pour l’expression de l’essentiel.

Un grain particulier

Certaines des images exposées, le sont en très grand format. Cela permet de distinguer un grain très particulier, rappelant l’argentique.

Or, même si Sebastião Salgado a longtemps photographié en argentique, il est passé depuis plusieurs années en numérique (avec un système de traitement bien à lui mélangeant anciennes habitudes relevant de l’argentique et nouvelles provenant du numérique).

Il dit être venu au numérique sans vraiment en avoir le choix avec la baisse de qualité des films argentiques. Avec la diminution de la quantité d’argent sur les pellicules, il a constaté une qualité inférieure du support avec une perte de détails dans la gamme des gris. Il perçoit également un léger dommage sur les films après des passages répétés aux rayons X des aéroports, à son sens.

Il travaille aujourd’hui en étroite collaboration avec Canon afin de mettre au point des appareils photo qui lui permettent d’obtenir le rendu souhaité, proche de l’argentique.

Du noir & blanc très contrasté

L’exposition débute avec des images en provenance des Iles Sandwichs du Sud (à environ 4000 km de l’Antarctique). Elles représentent des colonies de manchots ou des goélands. Les paysages se partagent entre neige, roches noires ou mer sombre.

Les contrastes sont là, naturellement présents : des blancs bien blanc et des noirs tranchés.

Sur l’ensemble de l’exposition, les contrastes sont forts ; pas de demi-mesure. Ils sont parfois à la limite du “naturel”. Cependant, le choix est assumé.

C’est typiquement un traitement du noir et blanc que j’apprécie pour la force qu’il donne aux images.

Une lumière transportée depuis l’enfance

Une lumière très singulière se retrouve sur de nombreux clichés : la lumière du soleil caché derrière des gros nuages. Elle rend parfois une atmosphère particulière, comme descendue sur Terre pour illuminer la scène.

Sebastião Salgado est tout à fait conscient de cette utilisation de la lumière dans son œuvre. Tout comme il pense que le photographe transporte avec lui son histoire pour nourrir son travail, il sait qu’il transporte depuis toujours cette lumière de son enfance.

Lorsqu’il était enfant son père et lui aimaient monter en haut d’une colline juste avant l’orage. Ils regardaient l’incroyable panorama : des nuages menaçants au-dessus des montagnes lointaines ; ils laissent échapper des raies de soleil, donnant une lumière extraordinaire, presque divine. Parfois, la pluie qui tombe à des kilomètres est visible comme un rideau.

Le photographe qu’est devenu l’enfant de la vallée du Rio Doce aime toujours autant ces cieux chargés de la pluie à venir, grondants, volumineux.

L’exposition « Genesis » contient de nombreuses photos de paysage avec ce type de lumière d’avant ou après orage. Sebastião Salgado attache un grand soin à transcrire parfaitement cette impression particulière. J’ai pour ma part été très sensible à cette lumière plongeante qui met le focus sur une zone plus lumineuse que le reste de l’image.

Pourquoi faut-il aller voir “Genesis” ?

Tout d’abord car il s’agit d’une exposition majeure du XXIème siècle. Son succès n’est pas dû au hasard mais à la qualité du travail d’un photographe de son temps. Cette ode à la Terre pourrait être qualifiée de documentaire esthétique et artistique.

Ensuite, si vous photographier vous-même en noir et blanc, vous allez prendre un cours express avec un « photographe du noir et blanc ».

Et pour terminer, si vous êtes photographe, débutant ou accompli, ne vous privez jamais d’une exposition. S’inspirer de grands photographes n’est pas une option, c’est juste indispensable pour progresser dans sa pratique de la photographie, pour booster sa créativité et son inspiration.

Si l’œuvre de Sebastião Salgado vous intéresse, vous trouverez beaucoup de vidéos d’interview variées. Il partage facilement son processus de travail photographique, ses actions et son engagement pour la reforestation de l’Amazonie, sa vision de la photographie…

 

 

Estelle Lozano
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