Bonjour à toutes et à tous, ici Laurent Breillat pour Apprendre.Photo, et aujourd’hui on va parler du danger de la nostalgie en photographie, de l’opposition entre attrait immédiat et photos qui durent dans le temps, et même découvrir une excellente photographe au passage.

Cette vidéo m’a été inspirée par un excellent article de Dina Litovsky, une photographe documentaire ukrainienne vivant à New-York depuis longtemps. Elle publie régulièrement dans le National Geographic, le New York Times Magazine, TIME, New Yorker, GQ and New York Magazine, a gagné de nombreux prix, et eu des expos dans pas mal d’endroits.

Allez voir ses images sur son site, car malheureusement elle publie surtout pour la presse et n’a pas encore de livre photo, à mon grand désespoir.

En plus de son travail photographique, elle écrit également sur la photo, et c’est toujours intéressant. Dans cet article en particulier, elle nous parle du paradoxe de la nostalgie en photo de rue.

Elle part d’un constat : dans ses premières images de photo de rue, elle évitait soigneusement qu’il y ait des voitures dans le cadre. Dès la première phrase de l’article, j’ai compris ce qu’elle voulait dire. Moi aussi, j’ai tendance à éviter les voitures dans mes images. Je pense que je le fais encore aujourd’hui, même si ce n’est pas conscient.

Dites-moi en commentaire si vous faites ça aussi d’ailleurs.

Pourquoi on fait ça ? Parce que quelque chose nous dit que les voitures, c’est moche, et que ça va gâcher la scène.

Enfin… sauf les voitures anciennes, bien sûr.

En fait c’est tellement un sentiment courant, qu’il y a un meme là-dessus, avec des photographes (souvent en argentique) qui font “Wow, ya UNE VIEILLE VOITURE, faut absolument la photographier !”

Alors pourquoi ? Parce que la nostalgie, ça fonctionne. Et il n’y a rien qui indique mieux une époque que les voitures présentes. On sait tout de suite où on se situe.

Et beaucoup de photographes ont été inspirés par les images des grands de la photo de rue, qui photographiaient notamment dans les années 60-70, comme par exemple Joel Meyerowitz.

Donc faire des images qui miment cette esthétique, ça fait tout de suite joli, ça fait du like, et c’est facile. Et honnêtement, vous allez retrouver sur Insta beaucoup de comptes qui sont globalement du Saul Leiter Wish, et qui fonctionnent très bien (notamment parce que beaucoup de gens n’ont pas la culture photo pour voir que c’est quand même franchement pompé).

Joshua K Jackson
Joshua K Jackson
Craig Whitehead

La nostalgie en photo

Tout d’abord, il y a une préférence de la société pour le côté romantique du passé, du “c’était mieux avant”.

C’est évidemment un fantasme, renforcé par deux choses je pense :

1. On oublie plus facilement les choses négatives, et ce qu’il reste d’une époque dans les mémoires n’est que le meilleur. On le voit sur la musique par exemple : il y avait évidemment plein de merdes qui sortaient dans les 60’s-70’s, mais ce qui nous reste maintenant c’est Bowie et les Stones, donc a l’impression que tout était fabuleux.

2. C’est surtout un point de vue de privilégié. A quelqu’un qui fantasmerait sur l’époque bénie des 60’s, je doute que les femmes ne se disent pas “oh, tu veux dire l’époque où on ne pouvait pas avorter”, ou les algériens “oh, tu veux dire l’époque où la police nous jetait dans la scène ?”

Bref, non seulement c’est largement fantasmé, mais je pense aussi que c’est renforcé dans une époque de changements importants et d’incertitudes.

Quoiqu’il en soit, cette préférence pour la nostalgie se retrouve en photo. Dina Litovsky dit que quand elle poste cette photo de jeunes femmes sur leur téléphone, elle a eu beaucoup de réactions négatives qui les rabaissaient en disant qu’elles étaient déconnectées, etc.

Réaction qui n’aurait sans doute pas été la même si elles avaient lu un magazine, même si franchement le contenu peut être largement pire que ce qu’on trouve sur internet.

Donc non seulement il y a une prime à la nostalgie, MAIS il y a aussi une punition quand on montre le monde tel qu’il est aujourd’hui. A moins peut-être de jouer sur ce que les gens pensent déjà, en insistant sur le côté faussement dystopique.

D’ailleurs, en aparté, j’en suis coupable aussi. Si je regarde honnêtement ce que j’ai fait en photo de rue, il faut bien que j’admette que :

1. J’ai une tendance à préférer les images qui ne marquent pas trop leur époque, et j’évite non seulement les voitures, mais aussi les smartphones, etc.

2. Quand je montre l’époque, c’est plutôt pour accentuer le discours peut-être un peu éculé du “ouin ouin le smartphone les gens ne se parlent plus”

(comme s’ils se parlaient avant)

En plus de la tendance sociale, il faut bien admettre également que la photographie est un medium particulièrement propice à la nostalgie. Déjà parce que par définition, elle fige un moment qui devient le passé dès lors qu’il est capturé.

Ensuite parce que par essence, la photographie exclue des choses du cadre, et donc elle peut facilement exclure la modernité.

Et puis aussi parce qu’on dispose de tout un tas d’outils qui permettent de vieillir un rendu : directement photographier en argentique bien sûr, mais on peut pousser le raisonnement plus loin en utilisant exprès des appareils pourris ou avec des fuites de lumière, des pellicules périmées ou de la Lomo bidule, ou en numérique tout simplement des presets qui rajoutent une tonne de grain et des dérives de couleur (même s’il n’y a pas de dérive de couleur sur les photos de Meyerowitz, mais bon, il faut forcer le trait).

Et enfin, la photo de rue est d’autant plus sensible à cet “instinct nostalgique”, car comme son boulot c’est de parler du présent, elle va forcément devenir sentimentale en vieillissant.

C’est par exemple moins le cas du paysage. Concrètement, la fameuse photo du demi dôme d’Ansel Adams, on peut encore la prendre aujourd’hui. Ca n’a pas changé.

Et donc en imitant l’esthétique des grands noms de la photographie de rue de la deuxième moitié du 20ème siècle, on obtient instantanément ce “bonus nostalgie”, MAIS on perd quelque chose d’important : la signifiance dans le futur (même dans le futur proche).

Autrement dit, elles vont mal vieillir. Une photo prise en 2022 mais qui a l’air d’avoir été prise dans les années 60 sera immédiatement plaisante pour les yeux, mais perdra rapidement toute pertinence justement PARCE QUE tout marqueur de son époque sera absent.

Quel intérêt aura-t-on en 2050 de regarder des photos des années 2020 qui ressemblent à des photos des années 1960 ? Aucun.

Mais j’irais même plus loin : même en 2025 il n’y aura déjà plus d’intérêt.

En fait, ce sont JUSTEMENT les marqueurs de modernité qui nous gênent esthétiquement dans les images d’aujourd’hui qui vont en faire des “capsules temporelles” qui vont gagner de la valeur avec le temps.

Quand on sera passé à l’après smartphone un jour, toutes les images d’aujourd’hui des gens sur leur téléphone paraîtront délicieusement vintage.

Alors comment fait-on pour dépasser cet obstacle ?

Litovsky prend l’exemple d’un projet qu’elle a réalisé en 2013 dans le quartier de Meatpacking à New-York, où elle documente la transformation du quartier au travers de la vie nocturne et des rituels de séduction qui y prennent place (en gros, c’était un quartier avec beaucoup de boîtes branchées).

Ca donne une série fabuleuse, que je vous invite à aller voir directement sur son site.

Beaucoup de gens lui ont demandé pourquoi elle passait du temps sur de telles banalités, mais c’est justement ÇA qui l’a attirée : le présent sans fioritures masque un vrai trésor de détails qui peuvent sembler peu importants sur le moment (les vêtements, le maquillage, les voitures, les selfies, l’architecture du quartier), mais qui vont justement marquer l’époque de ce quartier quand on les regardera dans le futur.

Et en fait, ce qui est fou c’est que comme NY est une ville qui évolue très vite, c’est DÉJÀ LE CAS. Le quartier a beaucoup changé depuis : la vie nocturne a quasi disparu, et le samedi soir on voit plutôt des familles avec des enfants que des jeunes femmes en tenue de soirée.

Ces photos sont donc finalement déjà devenues nostalgiques.

Mais évidemment, se départir de cet attrait pour la nostalgie requiert un certain effort. On est biberonné aux images nostalgiques, et donc a une tendance naturelle à faire ça.

Ce qu’explique Litovsky dans son article, c’est qu’elle cherche dans le présent des angles morts. C’est-à-dire des objets ou des coutumes auxquels on assigne immédiatement un manque de pertinence artistique en raison de leur côté très banal, très commun.

Elle finit sur une analogie que j’aime bien : trouver ces angles morts, c’est comme déterrer une culture qui n’a pas encore été enterrée.

Je voudrais finir sur une réflexion personnelle, et rebondir sur un aspect qu’elle n’a pas évoqué en détails.

Suite à cette vidéo, vous pourriez vous dire “du coup pour être moderne il faut que j’arrête de regarder les vieux photographes”. Et pour moi, ce n’est pas ça qu’il faut comprendre, mais deux autres choses :

Tout d’abord, quand on regarde l’oeuvre d’un photographe, ce n’est pas pour refaire exactement pareil, et d’autant plus s’il a travaillé il y a plusieurs décennies. Regarder Saul Leiter, c’est plutôt pour s’inspirer de son sens des couleurs. Refaire des images de silhouettes de parapluie contrastées avec beaucoup de rouge en 2022, ça n’a pas beaucoup de sens à part pour faire des likes sur Insta.

La question est : qu’est-ce que vous pouvez en retirer AUJOURD’HUI ? Il y a beaucoup à retirer de tous les photographes, qu’ils soient plus anciens ou contemporains, mais l’important c’est de les regarder intelligemment.

De ne pas en faire une lecture trop premier degré : “ah bah Laurent il a dit que Meyerowitz c’était un incroyable photographe, du coup maintenant je vais prendre des gens avec des manteaux beige dans la rue à New York”.

Joel Meyerowitz, 1975

L’important n’est pas de copier bêtement, mais de comprendre les principes profonds qui font qu’une oeuvre est importante.

Et deuxièmement : oui, je pense qu’il faut aussi se nourrir de photographes contemporains, de tous horizons. Ca vous permettra de voir des gens qui font un excellent boulot avec du numérique, ancré dans son époque, sans rien masquer. Et aussi des gens qui ont des points de vue différents en fonction de leur culture, de leurs origines, de leur vécu d’une manière générale.

Pour prendre le premier exemple qui me vient en tête, j’ai découvert l’année dernière Farah Al Qasimi, une photographe émirienne (des Emirats Arabes Unis donc) qui fait un travail incroyable, très contemporain et pas du tout dans la nostalgie facile. Voir ses photos.

Voilà, j’espère que ça vous aidera, et que peut-être vous aurez envie de construire un projet photo ancré dans votre époque 🙂

Pour aller plus loin :

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Laurent Breillat
J'ai créé Apprendre.Photo en 2010 pour aider les débutants en photo, en créant ce que je n'avais pas trouvé : des articles, vidéos et formations pédagogiques, qui se concentrent sur l'essentiel, battent en brêche les idées reçues, tout ça avec humour et personnalité. Depuis, j'ai formé plus de 14 000 photographes avec mes formations disponibles sur Formations.Photo, sorti deux livres aux éditions Eyrolles, et édité en français des masterclass avec les plus grands photographes du monde comme Steve McCurry.
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