Découvrez Françoise Huguier, une photographe française à l’histoire de vie mouvementée, qui passe notamment par le Cambodge et une prise en otage.


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« Je pense que je suis différente des autres. Le fait d’être otage, en captivité, on est hors sujet, ce n’est pas normal. Donc j’étais tout le temps hors sujet et c’est ce qui est resté chez moi. »

Françoise Huguier est née le 15 juin 1942 à Thorigny-sur-Marne en France. Cependant, il n’est pas possible de comprendre cette citation, ni son histoire, sans faire un petit détour par le Cambodge. De toute façon, le voyage sera de mise dans cet épisode, autant s’y mettre dès le début !

En effet, si elle est née en France, elle a été élevée avec son grand frère au Cambodge, dans une plantation d’hévéas tenue par ses parents. Cependant, tout bascule un soir de fête, organisée pour les planteurs en 1950, où un commando du Viêt-Minh débarque. Une projection du film Dernière Cartouche venait de démarrer, et des coups de feu ont éclaté. Elle se cache avec son frère : elle sous un bar, lui dans la cuisine. Ses parents pensent qu’elle s’est réfugiée dans une autre voiture… et finalement elle se retrouve seule face aux soldats. Et constate l’hécatombe, l’attaque ayant fait 14 morts.

« On a été enlevés lors d’une fête au club, mon frère et moi, plus cinq adultes. Une femme a été libérée au bout d’une semaine, les deux autres hommes sont partis au Vietnam et mon frère et moi étions au Cambodge et avons été emmenés dans un camp dans la jungle. Ils ont tout fait pour endoctriner mon frère, il y avait les bêtes sauvages et les maladies. Cela a été assez violent. »

Entre faim et mauvais traitement (son frère se retrouve pendu par les pieds plusieurs heures pour avoir tenté de s’échapper), la période est difficile. Au bout de 8 mois, elle finit par être libérée, mais refuse de retourner à sa vie d’avant. Elle dit à ce sujet : « Je ne voulais pas repartir, ce qui a beaucoup énervé le commissaire politique. »

Finalement, elle rentre en France où elle est élevée par les bonnes sœurs, qui l’aident à tourner la page et à démarrer sa vie.

Débuts – la mode

Elle se marie en 1967 avec un ingénieur-architecte, et découvre à cette occasion la photographie. Elle travaille ensuite dans un laboratoire, qui lui permet d’apprendre la technique. S’en suivent quelques collaborations avec le centre Pompidou, et en 1976, elle se lance comme freelance, date qui marque le début de sa carrière.

Elle se lance tout d’abord dans la photographie de mode, en portant son objectif sur les défilés qu’elle photographie 2 fois par an, s’intéressant aussi aux coulisses et aux ateliers. Dès 1983, ses photographies apparaissent dans le journal Libération, ce qui marque le début d’une longue collaboration entre eux. Ses photographies sont aussi publiées dans des magazines comme Vogue, New York Times magazine, ID Women’s wear, Marie Claire, ou DS.

Elle se différencie des autres photographes sur 3 points, dans son approche du sujet :

L’utilisation de contre-plongées, signant un regard différent sur le sujet, où les perspectives changent et rendent ses sujets monumentaux,
Le fait qu’elle n’hésite pas à couper les corps dans le cadre, comme vous pouvez le voir sur l’image ci-dessus où la moitié des mannequins ont perdu leur tête,
Et l’emploi, assez surprenant, du noir et blanc. En effet, on peut penser que la couleur sied mieux à la mode, là où le rendu du vêtement est si important, mais elle ne passera à la couleur que plus tard.

Le livre Sublimes, sorti en 1999 regroupera une bonne partie de ces travaux.

L’Afrique

C’est au début des années 90 qu’elle commence à voyager en Afrique, un continent qui l’a toujours passionnée. Ainsi démarre une très longue série de voyages qui rythmeront sa carrière et aboutiront à plusieurs livres.

Le premier d’entre eux s’intitule  Sur les traces de L’Afrique fantôme et paraît en 1990. Elle y suit les traces de Michel Leiris, qui avait laissé derrière lui le journal de bord de ses missions de recherches ethnologiques réalisées dans les années 30. De ce livre est issue une de ses photographies préférées :

« La photographie dont je suis la plus fière est celle que j’appelle “le dromadaire”, celle du pécheur bozo sur le Niger (Pêcheur bozo sur le Niger, Tombouctou, Mali, 1988-1990) »

Prenons quelques instants pour nous pencher sur cette image, car si c’est une de ses préférées, c’est non sans raison. Tout d’abord, on remarque les tonalités, toutes en nuances de gris. Là où on imagine la lumière africaine très dure (surtout dans le désert où l’on ne voit rien pour s’abriter), le ciel, l’eau et le sol ont une tonalité relativement similaire. Ce qui me fascine dans cette image, c’est ce qu’elle arrive à dégager avec si peu de choses. L’essentiel de la composition est vide, pourtant elle reste très harmonieuse, mystérieuse (où allons-nous ? Où sommes-nous ? Que fait ce dromadaire ici ?) et un brin surréaliste. J’aime beaucoup la façon dont le dromadaire remplace la tête de l’homme dirigeant le bateau. On dirait qu’il a été posé là, encadré par le bâton servant à manœuvrer le bateau, tout semblant être quasiment sur le même plan.

Elle publiera un deuxième livre en 1996, Secrètes, sur les femmes africaines aussi, où elle se penche sur l’intimité des femmes du Mali et du Burkina Faso. Cette photographie est issue de ce livre, et cette fois, c’est elle qui en parle le mieux :

« Cette photo est issue de la série Secrètes, qui éclaire l’intimité des femmes en Afrique. Sous le régime de la polygamie, les chambres des femmes n’appartiennent qu’à elles, les hommes n’y entrent pas. J’avais une maison au Mali et des amis maliens, et à leur contact l’idée de photographier l’espace intime et privé des femmes est née. Cette photo a été prise au Burkina Faso, à la frontière du Ghana. Le village était magnifique, une sorte de château fort miniature, toutes les décorations extérieures étaient réalisées par les femmes. Les rayons du soleil passaient par le toit, rentraient à l’intérieur des maisons. J’ai positionné cette femme sous un rayon, avec une poterie comme une pythie, ou une déesse égyptienne. »

Au-delà de son attachement pour l’Afrique, elle participe aussi activement à la reconnaissance de la photographe africaine. C’est d’ailleurs elle qui, en 1991, découvre les photographes Seydou Keïta et Malick Sidibé (futur lauréat du prix international de photographie en 2003) et aide à faire connaître leurs œuvres.

Enfin, elle crée aussi en 1994 la première Biennale de la photographie africaine à Bamako.

La Russie

Le prochain sujet de sa carrière nous emmène aux confins du monde, en Sibérie, à la rencontre des peuples vivant dans ces régions éloignées, dures, presque invisibles dans nos imaginaires d’Occidentaux. Nous sommes en 1993, Françoise Huguier vient de lire le livre d’un ethnologue russe, et se prend de passion pour le sujet. Elle décide d’y aller, et à partir de là, plus rien ne l’arrêtera, ni la lourdeur administrative, ni le froid ou la durée. Elle part pour 6 mois, pour rejoindre cette zone, un projet à mi-chemin entre le rêve d’enfant et d’adulte. Elle rapporte des images parfois drôles, comme celle-ci où l’on se demande ce qui se passe, mais photographie tout.

Des paysages nus, des neiges et glaces, des paysages habités, des poches d’industries ou ports de pêche, les petites villes et les cabanes, les tentes, igloos, goulags endormis, cimetières, rennes, morses, baleines, ours blancs… tout ce qui compose la vie de ces régions passe devant sa caméra. Et bien sûr les gens, toujours, au cœur de son travail. On la suit dans cette région, on a froid, on en ressort glacé, mais aussi un peu plus instruit de l’état du monde qui l’intéresse tant.

Notez que c’est aussi un succès doublement retentissant, ce projet : elle décroche d’abord un prix World Press Photo (excusez du peu), et aussi l’idée du projet suivant. En effet, c’est lors de ce voyage qu’en discutant avec d’autres ethnologues elle apprend l’existence d’appartements communautaires en Russie, les « kommunalki », servant à l’origine à loger la main-d’œuvre venue de la campagne, un reste de l’époque de Lénine, où toutes les classes sociales se retrouvent mélangées.

Curieuse de tout, et surtout de la vie ailleurs, elle en fait son prochain sujet. Comme à son habitude, elle n’y va pas à moitié : elle se rendra dans ces appartements pour les photographier pendant 10 ans, deux mois par an. Cette immersion, c’est presque un sacerdoce pour elle, c’est ainsi qu’elle fait ses images, et encore une fois, le résultat est là. Elle en fera un livre en 2008, et aussi un film présenté au festival de Cannes  Kommunalka.

Elle y produit sans doute une de ses images les plus célèbres, le fameux nu à la baignoire.

Si l’on ne peut s’empêcher de voir un clin d’œil au classique nu provençal de Ronis de 1949, tout le reste est différent.

Et finalement, on comprend d’autant mieux cette image en mettant le nez sur les différences. Là où le premier représente un idéal classique, traditionnel, on se retrouve dans le deuxième dans une version décadente. Le rêve communiste est passé, et là on vit dans les ruines. Là où Ronis photographie sa femme, Huguier photographie des étrangers, je vous laisse imaginer le degré d’intégration à une communauté nécessaire pour produire de telles images.

Ensuite, la photographie est devenue une icône aussi pour elle-même : regardez ces teintes passées, ces objets cassés partout, qui contrastent d’autant avec ce corps sensuel et ces longs cheveux. Le décalage entre la beauté et la décadence participent évidemment de la force de l’image.

L’Asie

La suite de sa carrière boucle la boucle en 2004, puisqu’elle revient en Asie, pour consacrer un projet photographique au lieu où elle a grandi.
« Je suis allée voir la plantation d’hévéas de mon père. Il y a toujours des gens qui travaillent dessus et qui saignent les arbres. Les hévéas sont “les arbres qui pleurent”, un symbole. J’ai refait le trajet sur le Mékong, jusqu’au camp. J’ai retrouvé les sensations de l’époque, visibles sur les photos : le sol de la forêt grouillante d’insectes, le fleuve vu depuis la lucarne du bateau, cette femme aux cheveux immenses, semblable à celle qui s’occupait de moi au camp. »

Elle retrouve le camp où elle avait été retenue en otage. Après avoir été occupé par les Viêt-minhs et les Issarak (indépendantistes cambodgiens) le camp est passé aux mains des Khmers rouges. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’un village très pauvre, où l’alcoolisme est très présent et où la mémoire des événements passés, elle, a disparu. L’image la plus iconique est sans doute celle-ci : le lieu de son enlèvement n’est plus qu’abandon et ruine, le temps est passé, et a tout emporté avec lui.

Ces images seront regroupées dans un livre, J’avais huit ans, qui sera aussi présenté dans une exposition aux Rencontres d’Arles.

Elle continue de s’intéresser à l’Asie dans ses projets suivants, tout d’abord à la K-pop, puis plus largement à l’émergence de la culture coréenne sur la scène asiatique. La question derrière ce projet est simple : comment une ville a-t-elle pu devenir en trente ans le fer de lance de la culture populaire de toute l’Asie ? Comment la Corée du Sud est-elle parvenue à accroître son influence au point de faire pâlir la modernité japonaise ?

Elle s’intéresse aux traces de cette mutation spectaculaire, se penche sur un univers urbain où le virtuel et le réel se côtoient, et où la frontière entre eux disparaît petit à petit. Tout n’étant pas rose, elle se penche aussi sur le revers de la médaille : le mal de vivre engendré par des bouleversements dans une société restée très confucéenne, qui en pâtit parfois.

À retenir

Vous commencez à connaître la chanson désormais : plus une carrière est riche, et plus j’apprécie les travaux que je vous présente (là, Thomas parle autant que moi !), plus c’est compliqué de ne retenir qu’un conseil ou deux à tirer d’une carrière aussi riche.
Mais ici, on a décidé de faire simple, c’est Françoise Huguier qui vous les donnera elle-même (ils sont issus des nombreuses interviews dont les liens sont à la fin de l’article, et dans lesquelles je vous invite à vous plonger).

Le premier conseil, c’est la préparation. Elle le dit elle-même, en étant bien préparé, rien n’est difficile. Je rappelle quand même que la personne qui dit ça… a photographié pendant 10 ans les appartements communautaires russes et a été en Sibérie. Le conseil semble donc être à prendre !
« Il faut se renseigner en amont, beaucoup lire, voir des films, rencontrer des spécialistes, qu’ils soient journalistes ou chercheurs. Tous mes reportages ont été soigneusement préparés, la Sibérie a sûrement été “le plus difficile”, simplement parce qu’il fallait obtenir un visa pour chaque village visité. Si tout est correctement étudié, préparé, rien n’est difficile. Il est mieux également de se débrouiller pour avoir des contacts. »

Aussi, il ne faut pas hésiter à aller voir ailleurs. Sortez des carcans, faites autrement. Par exemple, au lieu de devenir un énième photographe singeant Eggleston qui photographie des diners américains pendant ses vacances, faites-le en France, chez nous. Être vrai et sincère paie plus qu’être consensuel et clinquant.
« Mais le plus important, c’est de prendre des chemins de traverse, de s’intéresser à des sujets atypiques. Et ce n’est pas compliqué, pas besoin d’aller à l’autre bout du monde. Et si on y tient, je connais des gens qui se sont financés via le crowdfunding. Moi je n’ai jamais essayé, mais puisqu’on en est là, ça peut être un moyen pour les jeunes de se lancer. »

Conclusion

À 78 ans, Françoise Huguier continue d’être active. Elle a par exemple produit le livre 100 images pour la liberté de la presse par RSF en 2018, et dit avoir encore pleins d’idées de projets et de sujets à explorer. Je reste fasciné par la qualité de son travail : le propos est toujours fort, sans jamais rogner sur la qualité esthétique de ses images. Une consistance et une rigueur impressionnantes, un sens de l’homme, de l’histoire et de l’importance des images pour les dire et les raconter, faisant d’elle sans aucun doute, une incroyable photographe.

Pour aller plus loin :

# Ses livres
Sur les traces de l‘Afrique fantôme, Maeght Éditeur, 1990
Secrètes, Actes Sud, 1996
Sublimes, Actes Sud, 1999
En route pour Behring, 1993
Kommunalka, Actes Sud, 2008
– Françoise Huguier, PHOTO POCHE N°142, avec une introduction de Gérard Lefort, novembre 2012, 144 pages, 85 photographies, noir et blanc et couleurs
J’avais huit ans, suivi d’un dialogue avec Raymond Depardon, Acte Sud, 2005

Les catalogues de ses expositions en ligne : https://www.francoisehuguier.net/blank-2

# Ses interviews :
– Usbek & Rica : https://usbeketrica.com/fr/article/francoise-huguier-il-faut-reinventer-le-metier-de-photographe
– Le Monde : https://www.lemonde.fr/culture/article/2005/07/06/francoise-huguier-photographe-on-lit-sur-les-visages-l-histoire-du-cambodge-qui-se-confond-avec-la-mienne_669990_3246.html
– L’Arrogante : https://larrogante.fr/2018/03/08/rencontre-avec-la-photographe-francoise-huguier/
– France Info : https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/tout-et-son-contraire/francoise-huguier-je-suis-differente-des-autres_1763915.html
– TV5 Monde : https://www.youtube.com/watch?v=IapwQ9-sE5A
– France Culture : https://www.franceculture.fr/emissions/ping-pong/francoise-huguier-et-johann-rousselot

 

 

Laurent Breillat
J'ai créé Apprendre.Photo en 2010 pour aider les débutants en photo, en créant ce que je n'avais pas trouvé : des articles, vidéos et formations pédagogiques, qui se concentrent sur l'essentiel, battent en brêche les idées reçues, tout ça avec humour et personnalité. Depuis, j'ai formé plus de 14 000 photographes avec mes formations disponibles sur Formations.Photo, sorti deux livres aux éditions Eyrolles, et édité en français des masterclass avec les plus grands photographes du monde comme Steve McCurry.
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