Mary Ellen Mark est une photographe classique tant par la place que lui a donnée la postérité, que par sa façon de pratiquer la photographie. Toute sa carrière, elle a cherché l’icône, l’image qui tient seule, raconte l’histoire. Et c’est de son œuvre qu’il sera question dans ce nouvel épisode d’Incroyable Photographe.


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Mary Ellen Mark est une photographe classique tant par la place que lui a donnée la postérité, que par sa façon de pratiquer la photographie.
Elle est de celles et ceux qui aiment le noir et blanc argentique, qui essaient de faire l’image « dans la rue » et ne recadrent pas, ce qui est attesté par les bords noirs du négatif présents sur ses tirages.

Toute sa carrière, elle a cherché l’icône, l’image qui tient seule, raconte l’histoire.
Pour elle, l’image doit fonctionner comme un film de cinéma. Être autonome et dire ce qu’elle a à dire, sans l’aide d’un autre support.
Et c’est de son œuvre qu’il sera question dans ce nouvel épisode d’Incroyable Photographe.

C’est vers l’âge de 9 ans qu’elle commence à prendre des photographies, armée d’un Brownie (pas le gâteau, hein, le petit appareil produit par Kodak). Elle développe ensuite son goût pour la pratique artistique en allant à la Cheltenham High School, où elle pratique la peinture et le dessin. Elle réalise ses études supérieures à l’université de Pennsylvanie où elle obtient une licence en peinture et histoire de l’art en 1962, et deux ans plus tard elle s’inscrit ensuite à l’Annenberg School for Communication, d’où elle sort en 1964 avec un diplôme en photojournalisme.

Lors de sa carrière, Mark a produit 17 livres dont certains sont devenus iconiques. Je vais ici vous présenter les plus importants, nous reviendrons dans un deuxième temps sur son style en analysant quelques-unes de ses images plus précisément.

En 1976, elle réalise un reportage sur le quartier sécurisé d’un hôpital psychiatrique, l’Oregon State Mental Institution. Comme cela sera souvent le cas, son travail porte sur la marginalité, avec le souci de documenter son sujet avec la plus grande objectivité. Elle vit dans l’établissement, et pendant deux mois capture les expressions des visages et les manifestations d’angoisse des femmes recluses. Ces images en noir et blanc sont publiées dans le livre Ward 81 en 1979.

En 1981, elle publie son premier livre sur l’Inde : Falkland Road : Prostitutes of Bombay suivi de Photographs of Mother Teresa’s Missions of Charity in Calcutta, India deux ans après. Ces livres sont issus de voyages en Inde, réalisés en 1960, 1980 et 1981, où elle s’intéresse aux prostituées de Bombay, puis au travail de Mère Teresa.

En 1982, elle commence un reportage pour Life Magazine, à l’époque où la télévision n’avait pas encore remplacé la presse et où les magazines cherchaient des reportages d’auteur, disparition qu’elle déplorera par la suite. Le sujet porte sur les enfants fugueurs, vivant dans les rues de Seattle, aux États-Unis. Elle poursuivra ce travail deux ans plus tard pour travailler sur Streetwise (1984), un autre documentaire social sur les enfants des rues. C’est d’ailleurs dans ce reportage qu’elle rencontrera Tiny, qu’elle suivra pendant plus de 30 ans (et dont nous allons reparler ensuite). Un travail de confiance s’inscrivant sur la durée, typique de sa photographie.

En 1996 elle présente A Cry for Help : Stories of Homelessness and Hope. Le livre se compose de portraits de sans-abri survivant dans les rues de New York. Ses photographies sont publiées dans des magazines tels que Times, Paris Match ou Der Stern.

Enfin, dernier ouvrage marquant en date, elle publiera Prom en 2012, sur le bal de promo, une tradition très importante aux USA.

Mary Ellen Mark cherchant à faire des images iconiques, qui se tiennent seules, je trouvais ça plus pertinent de vous en présenter quelques-unes directement, plutôt que d’analyser la conception de ses livres ou projets. C’est une façon beaucoup plus proche d’aborder son travail de la manière dont elle l’a conçu. Mark a toujours réfuté l’idée qu’on l’assimile à une photographe essayiste, y préférant le terme de documentariste. Et c’est donc sur quelques-uns de ces documents que nous allons nous pencher.

Mark a toujours essayé de tisser des liens forts avec ses sujets, retournant très souvent, année après année, sur les lieux de ses œuvres, à la rencontre de ses sujets. Et il n’y a rien qui illustre mieux cela que ses photographies réalisées en Inde. Les images sont fortes, crues, et ne nécessitent aucune interprétation. Mark avoue d’ailleurs avoir tenté de garder des liens avec cette communauté qu’elle a photographiée, mais la distance et le SIDA (auquel beaucoup de prostituées ont succombé) ont eu raison de cette volonté.

Ces images sont des icônes d’une force sans égale. Toute l’horreur de la prostitution est concentrée dans la première. On y voit le lieu sordide, délabré, et le regard de la femme perdu dans le vide, comme acceptant cette réalité. Elle regarde ailleurs, elle est ailleurs, même si elle est tout le sujet de l’image. C’est cette dualité qui rend la photographie si forte : en la regardant, nous sommes loin, protégés de cet enfer et d’une certaine façon, par empathie, on sent qu’elle aussi le souhaiterait. Le tout ayant un aspect décalé et terriblement banal apporté par la chemise colorée de l’homme.

La banalité se retrouve aussi dans la deuxième photographie, et c’est sans doute le pire visage de la prostitution, quand elle devient normale, acceptée, tolérée. Pendant qu’une femme termine sa passe, l’autre s’habille tranquillement. L’image est divisée en deux, même si l’histoire ne fait qu’une : quand la première aura terminé, ça sera à elle de retourner se préparer.

Je vous laisse imaginer le niveau de proximité et d’acceptation qu’il faut atteindre pour pouvoir obtenir de telles images. Mark est acceptée par ceux qu’elle photographie, et ça se sent aussi dans ses images.

Photographe de sujets difficiles, elle s’est aussi intéressée au cinéma, en photographiant de nombreux films tout au long de sa carrière. Pour elle, lorsque l’on travaille sur un plateau de film, c’est comme si on travaillait dans un musée : il s’agit de documenter l’œuvre de quelqu’un d’autre. Ça s’est arrêté quand, comme pour la télévision, les commandes se sont taries. Les productions ne voulaient que les images léchées des affiches, et ne plus montrer l’envers du décor.

Prenons cette photographie de Marlon Brando, réalisée sur le tournage d’Apocalypse Now.

Au sujet de l’acteur, elle déclare :
« Avant Apocalypse Now, j’avais travaillé sur Missouri Breaks avec Brando. Il était compliqué, Brando. Vraiment, il n’était pas facile. Il fallait demander sa permission à chaque fois que vous vouliez le prendre en photo et donc, c’était impossible d’avoir une pose prise sur le vif. Résultat, j’étais sur le point de partir sans photo et je lui ai dit : “Je n’ai aucune photo de toi, mais tant pis, je me barre, salut.” Et il m’a répondu : “Aujourd’hui, c’est bon, tu peux prendre toutes les photos que tu veux sans demander.” C’était le dernier jour où j’étais sur ce tournage, j’ai fait plein de clichés de lui et il les a aimés. C’est lui, derrière, qui m’a demandé de venir sur le tournage d’Apocalypse Now. »

Selon Mark, la photographie que vous voyez s’est faite naturellement. Sans montage ni préparation. Brando venait de finir de tourner, il était encore un peu dans son personnage de colonel fou d’Apocalypse Now.

« Il a juste attrapé la libellule. Il aimait les insectes. Il était fasciné par les insectes. Il y a aussi celle avec le scarabée sur son front. Si je lui avais demandé de le faire, il ne l’aurait jamais fait. Je n’utilise jamais les acteurs pour faire des choses. Je déteste ces photographies trop mises en scène où les acteurs font des choses stupides. Je ne suis vraiment pas fan de ça. Je déteste aussi quand les gens les habillent avec des fringues ridicules. C’est un truc débile. Il a simplement tout fait lui-même. »

Une image réussie, où l’acteur fixe l’insecte, concentré, et est encore dans son monde, enduit de traces de faux sang. L’image fonctionne parce qu’elle est simple, le spectateur suit le regard de Brando vers l’insecte, la concentration dans son regard fascine. C’est une de ces images dont la composition basique suffit, s’effaçant ainsi devant la force du sujet.

Autre image iconique de Mark, cette image de la famille Damn dans leur voiture. L’image a été prise en 1987 à Los Angeles, dans le cadre d’un reportage commandé par Life. On y voit une famille très pauvre, et obligée de vivre dans sa voiture. Pour l’anecdote, la photographie a suscité beaucoup d’empathie parmi le lectorat, et nombreux sont ceux à avoir fait un don. Malheureusement, l’argent a été vite dépensé et la situation des Damn, quelques années après, était toujours la même.

Cette photographie fonctionne pour plusieurs raisons, la plus évidente étant le regard des personnages et la tension, comme le désespoir, présent dans leurs yeux. Comme la photo précédente de Brando, les personnages présents font plus pour la réussite de l’image que la forme pure. Cependant, on peut quand même noter quelques éléments qui tendent à renforcer cette image :

D’abord, l’image est prise au format carré, un format plus étroit, qui enferme encore plus les personnages dans la scène. Loin du format paysage adapté aux grands espaces et horizons, ici les personnages sont tassés dans le cadre, tout comme ils sont tassés dans leur voiture. La forme est tributaire du sujet, elle ne le trahit pas. Si la photographie avait été prise de plus loin au grand-angle, l’effet aurait été moindre.

Aussi, la composition renforce le propos. La voiture prend les 4/5e de l’image verticalement, et la route au loin (l’horizon, la sortie, la fin du cauchemar) n’occupe qu’une toute partie de l’image. Dans la voiture, on distingue deux groupes, l’homme tient sa femme dans ses bras, tout comme la petite fille touche son petit frère. Si les situations sont symétriques, les regards sont légèrement différents : là où on pourrait lire du désespoir et de la résignation chez les adultes, on sent simplement de l’angoisse et de l’inquiétude chez les enfants.

Comme vous le voyez, les compositions de Mary Ellen Mark sont simples, et toujours cohérentes vis-à-vis de ce qu’elle veut représenter.
« Je veux que mes photographies parlent des émotions et sentiments basiques que nous expérimentons tous. »

Et rien de mieux pour illustrer ça que cette photographie.

Qui parmi nous, enfant, n’a jamais souhaité grandir un peu plus vite que prévu ? Qui n’a jamais joué à être un adulte ? C’est d’ailleurs ce qui plaît à Mary Ellen Mark dans le fait de travailler avec des enfants. Elle dit :
« Je n’aime pas photographier les enfants en tant qu’enfants. J’aime les voir comme des adultes, comme la personne qu’ils sont vraiment. Je suis toujours à la recherche de qui ils pourraient devenir. »

Cette image est centrée sur le duo des enfants. D’un côté, une petite fille, l’allure fière, qui met en avant par la gestuelle le fait qu’elle fume. Et dans l’arrière-plan une autre petite fille, un peu plus étonnée de ce qu’il se passe. Plus que la composition, c’est l’attitude d’Amanda qui surprend le spectateur, étonné par cette enfant si adulte dans ses gestes.

Dernier exemple de travail iconique de Mark : son reportage de longue durée sur Tiny. À l’origine, Mark était partie à Seattle au début des années 1980 pour photographier des maquereaux, prostituées, vagabonds et drogués dans la région de Seattle, ce qui l’a amenée à faire la rencontre d’Erin Charles (Tiny), une jeune prostituée de 13 ans.

Après sa rencontre avec Tiny, qui rêvait alors de diamants et d’élevage de chevaux, Mark décide de centrer l’intégralité de son projet (qui a duré 30 ans) sur elle. De l’adolescence jusqu’à l’âge adulte, la photographe est régulièrement retournée à sa rencontre pour la photographier.
Elle a même consacré plusieurs documentaires à sa vie, réalisés avec son mari, le réalisateur Martin Bell.

Pour l’approcher, elle a misé sur l’honnêteté :
« On approche les gens en étant honnête à propos de ce que l’on fait. Alors, ils décident, si oui ou non, ils vous laissent les prendre en photo. Ces gamins étaient là. Ils faisaient partie du décor là-bas. D’un coup, ils apparaissent devant vous et c’est pour cette raison que vous les choisissez. »
Un projet de longue haleine, typique de la façon de travailler de Mark.

« J’ai toujours été intéressée par la photographie des traditions et des coutumes, en particulier en Amérique. Le bal est une tradition américaine, un rite de passage qui a toujours été l’un des rituels les plus importants de la jeunesse américaine. C’est un jour dans nos vies que nous n’oublions jamais – un jour plein d’espoirs et de rêves pour notre avenir. »

Dans cette série, j’aime toujours conseiller un livre au spectateur, et j’ai choisi de vous parler du dernier de Mark, Prom, paru en 2012.

Pour cette série, Mary Ellen Mark a sillonné les États-Unis de 2006 à 2009, réalisant des portraits en noir et blanc des jeunes Américains le jour du fameux “Bal de Promo”, considéré là-bas comme un véritable rite de passage. La production du livre a demandé pas mal d’organisation, les bals se déroulant à peu près à la même période dans tous les États-Unis. Il a aussi fallu obtenir pas mal d’autorisations pour effectuer ces photographies. Notez que Mark a tenu à être exhaustive et à montrer une jeunesse la plus diverse possible, en photographiant des lycées de New York, du sud des États-Unis ou encore de la côte Ouest.

Techniquement, l’organisation aussi a été complexe. Mark a utilisé une chambre Polaroid 20×24, un monstre qui nécessitait 3 opérateurs pour être maniée. C’était à l’époque où Polaroid arrêtait de produire les films et c’était pour elle une des dernières occasions de s’en servir. Le fait que des Polaroids aient été utilisés a aussi demandé une grande rigueur technique : le tirage sortant directement, sans possibilité de retouche, ça impose une grande précision dans l’exposition des images, qui sont coûteuses à produire.

Ce livre a une impression soignée et est accompagné d’un film de Martin Bell où ces jeunes, toutes catégories sociales et communautés confondues, expliquent avec sensibilité et humour ce qu’ils attendent de la vie en ce jour si particulier et comment ils s’y sont préparés. Les voir prêts à démarrer leur vie est quelque chose que j’ai trouvé très poétique.

Les leçons qu’on peut en tirer

Dans cette série de vidéos, je vous conseille toujours quelques points à retenir des photographes que je présente et à appliquer à votre pratique. Notez que si vous aimez le travail de Mark, il existe ce livre, édité par Aperture, Mary Ellen Mark on the Portrait and the Moment, où Mark partage de nombreux conseils sur la photographie. Il faut presque le voir comme un cours particulier, essentiel si vous voulez progresser dans ce genre de photographie.


J’ai donc retenu 3 conseils que l’on peut garder de sa pratique :

Ne trahissez pas la matière première. N’imposez pas une façon de faire sur un sujet, mais écoutez ce qu’il a à vous dire, et représentez-le de la meilleure façon possible en partant de là. Pour être plus concret : avec le temps, on développe tous des gimmicks, des façons de faire, de cadrer, de retoucher, d’exposer, que l’on aime et qui nous sont propres. Sauf que parfois, cela ne colle pas au sujet. Pour prendre un exemple caricatural : un photographe de rue soignant beaucoup ses couleurs et ayant des images très saturées n’aura peut-être pas intérêt à utiliser ce style pour un sujet plus social et difficile. Ainsi, demandez-vous toujours : quelle est la meilleure façon de représenter ce sujet ? Le meilleur cadrage ? La meilleure composition ? Et comme Mark, laissez-vous guider par la réponse.

Ensuite, attendez le bon moment : c’est un conseil classique, mais s’il est classique, c’est parce qu’il est vrai. Mary Ellen Mark disait toujours qu’il n’y avait pas besoin de prendre beaucoup de photographies, mais juste d’attendre le bon moment. C’est le cas dans cette image de François Truffaut dirigeant Catherine Deneuve sur le tournage de Mississippi Mermaid, Mark a pris son temps sur le plateau et n’a déclenché que quand elle sentait que c’était le bon moment. Ne multipliez pas indéfiniment les prises de vues, concentrez-vous et soyez vifs.Et enfin, dites-en plus. Il ne doit pas y avoir de différence entre le fait de photographier une ville lointaine et là où vous habitez : une bonne photographie est une bonne photographie, peu importe où vous avez été pour la prendre. Où vous êtes n’a pas d’importance, ne vous reposez pas sur l’exotisme d’un lieu. Vous pouvez photographier dans un lieu extraordinaire, mais cela ne fera pas une bonne photographie à votre place, vous devez aller plus loin que cela.

Mary Ellen Mark a beaucoup enseigné à Oaxaca au Mexique et disait à ses étudiants qu’elle voulait qu’ils fassent une bonne image qui marche dans toutes les cultures et tous les pays, et pas une photographie qui marche uniquement parce que quelqu’un a un panier sur la tête. L’image doit dire plus que cela, dépasser son sujet. Par exemple, si vous photographiez des manifestations, ne photographiez pas que les panneaux, cherchez à produire des images qui vont plus loin (en travaillant sur les interactions entre les gens par exemple).

Conclusion

Mary Ellen Mark est décédée le 25 mai 2015 à New York, et restera une des photographes majeures du reportage et de la photographie documentaire. Son travail a été présenté dans de nombreux livres, expositions, et magazines (notamment dans LIFE, New York Times Magazine, The New Yorker, Rolling Stone, et Vanity Fair). Pendant plus de cinq décennies, elle a beaucoup voyagé pour faire des images qui reflètent son souci de la condition humaine. Ses images des diverses cultures de notre monde sont devenues des icônes de la photographie documentaire, une œuvre définitivement incroyable.

Les ressources pour aller plus loin

 

 

Laurent Breillat
J'ai créé Apprendre.Photo en 2010 pour aider les débutants en photo, en créant ce que je n'avais pas trouvé : des articles, vidéos et formations pédagogiques, qui se concentrent sur l'essentiel, battent en brêche les idées reçues, tout ça avec humour et personnalité. Depuis, j'ai formé plus de 14 000 photographes avec mes formations disponibles sur Formations.Photo, sorti deux livres aux éditions Eyrolles, et édité en français des masterclass avec les plus grands photographes du monde comme Steve McCurry.
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