Découvrez le travail de Stephen Shore, un des premiers maîtres de la couleur, qui a photographié l’Amérique comme aucun autre.

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Voir quelque chose de spectaculaire et le reconnaître comme une possibilité photographique ne représente pas une très grande avancée. Mais voir quelque chose d’ordinaire, quelque chose que vous verriez tous les jours et le reconnaître comme une possibilité photographique – c’est ce qui m’intéresse.

Stephen Shore

Stephen Shore est né en 1947 à New York. Il commence très tôt la photographie, dès le début de son adolescence, et avec une certaine confiance. En 1961, alors âgé de 14 ans, soit l’âge où peu de garçons ont le courage d’aborder une fille, il prend son téléphone et appelle Edward Steichen, alors directeur du département photographique du Musée d’art moderne de New York. Steichen, une autorité respectée dans le milieu, reçoit l’appel d’un jeune homme très optimiste qui souhaite lui montrer ses images. Shore racontera plus tard qu’à l’époque, il ne savait juste pas que cela ne se faisait pas, et n’avait pas de meilleure idée pour trouver quelqu’un à qui montrer son travail. Son audace s’avère payante, Steichen lui achète 3 photographies, faisant du jeune Shore le photographe le plus jeune à rentrer dans les collections du MoMA.

Cette première aventure ne sera pas la seule de la carrière de Shore. Quelques années plus tard, l’année de ses 17 ans, il était déjà un artiste émergeant de la scène conceptuelle et pop-art de New York, et sans surprise, il finit par tomber sur Andy Warhol. Quand ils se rencontrent pour la première fois, en 1965, Warhol est si impressionné par le travail du jeune photographe, qu’il l’invite à venir à la Factory, le lieu où il est s’est établi, et qui est à l’époque le cœur battant de l’art à New York. Considérant qu’il apprendra plus de choses là-bas que sur les bancs de l’école, Shore laisse tomber le lycée, et se rendra tous les jours à la Factory les trois années suivantes.

À la fin de l’année 1967, il avait réuni un ensemble de photographies conséquent, une documentation au plus proche de la philosophie du studio, des personnes gravitant autour, et dans les années où il était le plus actif.

Il en ressort inspiré par l’éthique de travail de Warhol et continue en parallèle le sien, centré sur la photographie conceptuelle, qu’il montre régulièrement à la renommée Light Gallery. Son jeune âge, sa passion, son talent et sa détermination attirent vite l’attention des curateurs les plus influents, et en 1971, à l’âge de seulement 24 ans, il devient le premier photographe à avoir une exposition solo en couleur au MoMA.

Son premier projet : American Surfaces


American Surfaces
est l’un des premiers projets d’ampleur de Shore. Pour le comprendre, il faut d’abord comprendre ses goûts. Dans l’Amérique des années 70, Shore aime la couleur, celle qui est propre aux USA, celle des cartes postales, des photographies instantanées et de la télévision. À l’inverse, l’art était en noir et blanc, et c’est quelque chose qu’il ne comprend pas. Il souhaite questionner cette convention par ce travail.

C’est alors âgé de 25 ans, en 1972, que Shore, qui ne connaissait jusque-là que Manhattan, s’embarque pour un road-trip en voiture vers l’ouest des États-Unis. Ce voyage sera le premier d’une longue quête d’une autre Amérique.

Dans ce travail, Shore compile les images d’un pays qui n’a plus ses paillettes, à l’esthétique moins clinquante que celle des lieux communs, plus empreinte de fragilité. Shore photographie tout, chaque lieu, chaque repas, chaque rencontre, chaque lit et chambre d’hôtel, et même le vide de la route ou des intersections.

Sa photographie est compulsive, il développe un regard sur son pays à mi-chemin entre le documentaire rigide que peuvent produire des grands noms de la photographie allemande comme Bernd et Hilla Becher ou le regard humaniste que Walker Evans a déjà posé sur les USA.

Spherical Gas Tanks – Bernd et Hilla Becher

Bud Fields and Family in Bedroom, Hale County, Alabama – Walker Evans, 1936

Explorateur avant tout, Shore montre un réel fragmenté, sans artifices, sans moqueries ni mises en scène. Son approche est beaucoup plus formelle (il s’intéresse à ce qu’il voit et comment il le voit) plutôt que narrative (il ne cherche pas à raconter d’histoires), il reste à la surface des choses, d’où le titre de la série. Sa photographie est un paradoxe entre générosité et rudimentarité : il photographie tout, même le plus anodin. L’Amérique de Shore n’est pas celle du sublime des grands espaces des films de cow-boys hollywoodiens, c’est un Ouest humain, composés de petits riens, de détails, vu à hauteur d’homme. Simples et brutales, ces images sont son carnet de bord, une photographie de la petite histoire dans la grande, à travers les yeux d’un simple Américain.

S’il y a bien un élément qui remplit ces images, c’est avant tout de l’attention, Shore photographie en pleine conscience. Tel un acteur, qui par sa simple présence remplit la scène, Shore cherche à remplir ses images de son attention. C’est un aspect essentiel de son travail ; lors de son voyage, il s’arrête régulièrement, et prend conscience de son entourage, de ce qu’il voit. Et c’est cette vision, cette sensation de voir, qu’il cherche à retranscrire dans ces images. Elles ne sont pas embellies, les lignes ne sont pas droites, il n’y a aucune convention visuelle, car il cherche à se rapprocher le plus de sa vision.

Uncommon Places

Publié pour la première fois en 1982, Uncommon Places est la suite directe d’American Surfaces. Notez que l’auteur l’a réédité récemment, les technologies numériques lui ayant permis d’exploiter des négatifs qu’il n’a pas pu incorporer dans le livre à l’époque.

Dans ce projet, Shore prend le contrepied de son travail précédent. Il n’est plus question d’instantanés ici, mais d’images très travaillées.

En effet, Shore utilise une chambre photographique sur pied, un appareil lourd et encombrant qui par son format impose un certain rythme de travail. Cette chambre produit des images très détaillées, et c’est tout ce que cherche Shore. À l’inverse d’American Surfaces, il ne fait plus de ce qui attire son attention le sujet de l’image, ici, il photographie des scènes où parfois une myriade de choses se passent, et c’est au spectateur de trouver les sujets.

C’est un petit monde qu’il explore, et non le monde vu à travers les yeux de Shore. Parfois, ces détails nous happent, et l’on se prend à rentrer dans les images et à y chercher toute l’action qui se passe. Si American Surfaces était à propos de l’acte de voir, Uncommon Places repose sur le pouvoir descriptif de l’appareil qui peut produire des images complexes.

Ici, Shore garde la même fascination pour la pleine conscience, c’est aussi ça qu’il cherche à capturer, les moments où tout nous paraît plus concret, plus vivant. Un peu comme quand, sans raison, on s’arrête pour admirer quelque chose d’anodin dans la rue avant de reprendre notre route.

Cette photographie est l’une des préférées de Shore, c’est pour lui le maximum de densité qu’il a pu atteindre dans une image.

Elle est très structurée, et il y aime toutes les relations entre les formes, le chevron, qui pointe vers les lignes, les rectangles, les courbes. Du quotidien de l’Amérique, naît sous nos yeux la complexité visuelle.

En cherchant à devenir plus conscient de ce qui l’entoure, Shore remplit ses images de son attention, et même si elles semblent banales et naturelles, selon lui, elles résonnent avec sa conscience.

Dès sa sortie, l’impact de ce livre a été ressenti presque immédiatement, modifiant à tout jamais le cours de la photographie d’art et assurant à Stephen Shore une place dans le giron de l’histoire de la photographie.

Les leçons qu’on peut en tirer

Dans chacun de ces épisodes, je vous livre les leçons que j’ai tirées des travaux de ces photographes pour qu’ils vous soient utiles à vous, vous inspirent et vous aident. Dans cet épisode, cela sera un peu particulier, car Shore a lui-même enseigné la photographie au Bard College. C’est assez ironique, car il n’a pas terminé ses études et s’est arrêté au lycée. Le Bard College est une institution enseignant les Arts libéraux (Liberal Art), elle ne formera pas forcément des photographes comme une école spécialisée. Ainsi, il a cherché à fournir à ses élèves des outils qui leur serviront toujours. Il ne parle donc pas de matériel et de focale, mais de comment voir, avec conscience et attention, pour se nourrir l’esprit.

Ces cours ont donné lieu à un livre, Leçon de photographie : la nature des photographies. Il est divisé en 5 parties, 3 sur la construction des images et 2 sur la construction mentale des images. Shore présente dans ce cours les 4 attributs de l’image dont dispose le photographe pour transformer le monde qui l’entoure en photographie. Ils définissent le contenu et la structure de l’image, il s’agit de la grammaire visuelle de base du photographe. Ce sont ces notions que je vais vous présenter ici.

La planéité

La première des transformations pour passer du monde réel à la photographie est sans doute la plus simple de toutes : il s’agit du plan. Le monde est tridimensionnel, l’image est bidimensionnelle. Le premier effet de cette planéité est de rapprocher des éléments qui ne l’étaient pas, et de produire des rapports visuels entre eux. Comme pour le nuage et le panneau ci-dessous.

Knoxville, Tennessee, 1971 – L. Friedlander

Chaque mouvement du photographe déplace des objets dans le plan et produit ces rapports. Un pas suffit, et l’image qui était parfaitement lisible devient confuse.

Ensuite, ce plan peut être complètement opaque, et arrêter le spectateur d’entrée de jeu :

Paradise 9 – T. Struth

Ou au contraire, être transparent et inviter le spectateur à entrer dans l’espace de l’image.

Bord de mer, 1984 – G. Basilico

Le cadrage

Le second élément de cette grammaire photographique est le cadrage. En effet, une photographie a des bords, et le monde est infini. Ce cadre définit le contenu de la photographie : les objets, les personnes, événements ou formes qui captent l’attention du photographe et qu’il choisit de sélectionner bénéficient de l’accentuation du cadre. Le cadre « résonne » en fonction d’eux, et attire le spectateur sur ces éléments. Tout comme pour le plan, le passage d’un monde sans cadre à une photographie dotée d’un cadre produit un rapport entre le contenu de l’image et les formes du cadre.

Michigan Central Station, 2007 – Y. Marchand et R. Meffre

En plus des rapports visuels qu’il crée, le cadre unifie l’action dispersée dans une image, il lui permet de former un tout (cela ne marche que si la composition de ladite image est maîtrisée, évidemment).

Camp de Kalema Ethiopie, 1985 – S. Salgado

Ce cadre peut être de deux natures différentes. Il peut être passif, dans ce cas, il ne constitue que les limites de la photographie. L’image commence alors dans le cadre et se prolonge à l’extérieur de celui-ci. La photographie induit alors un monde qui se prolonge au-delà des bords du cadre. C’est le cas dans cette photographie de Martin Parr, où le banc ainsi que le chemin menant au parking induisent cette continuité.

New Brighton, 1985 – M. Parr

À l’inverse, dans certaines images le cadre est actif, la structure de l’image part du cadre et progresse vers l’intérieur. On peut observer cela dans la photographie d’Araki ci-dessous : même si l’on sait que le monde existe au-delà de cette vue, le monde propre à cette photographie est enfermé à l’intérieur du cadre.

Voyage de Noces – N. Araki

L’instant

Là où une photographie est statique, le monde, lui, évolue dans le temps. La photographie fige donc le temps, c’est même une de ses spécificités les plus essentielles. Par exemple, Richard Avedon a travaillé cette image pendant des heures, mais dans tout ce flux de mouvement il y a eu un instant où le serpent s’est bien placé et a sorti sa langue, un instant d’un ou deux cents cinquantièmes de seconde où la pellicule a pu enregistrer ce moment. Puis le désordre est revenu aussi vite qu’il était parti.

Nastassja Kinski & a snake, 1981 – R. Avedon
Bruce Gilden, 1979

Le temps d’une photographie est influencé par deux facteurs : la durée d’exposition et le caractère statique de l’image finale.
Un temps d’exposition très court fige l’instant, ne sélectionne qu’un grain dans le cours du temps, et un temps plus long saisit le mouvement au prix d’un peu de flou, et cela peut s’allonger jusqu’à saisir l’éternité.

Comme dans la photographie de Michael Wesely ci-dessous, qui a eu un temps de pose de plusieurs années.

New York, 2001-2003 – M. Wesely

La mise au point

La mise au point est le quatrième et dernier facteur permettant la transformation du monde en images opérée par la photographie. L’appareil ne se contente pas de donner une vision depuis un certain point de vue, il crée une hiérarchie en définissant un seul plan de netteté. Ce plan est généralement parallèle au plan de l’image, et permet d’isoler un sujet parmi tous les éléments. L’attention du spectateur est naturellement captée par cette zone mise au point.

Saint Louis, 1977 – J. Meyerowitz
Sans titre, 1985 – J. Groover

Ce plan n’est d’ailleurs pas toujours parallèle au plan de l’image. Dans les anciens appareils à soufflet, ce plan peut être décalé, jusqu’à devenir perpendiculaire au plan de l’image.

La seule façon d’éliminer la hiérarchie entre les éléments d’une image produite par la mise au point est de photographier un sujet, dont le plan est parallèle au plan de l’image. C’est le cas de l’image ci-dessous, la mise au point est la même sur toute l’image, il n’y a pas un élément qui ressort plus qu’un autre via la mise au point. Son effet de hiérarchisation est supprimé.

Laurent Breillat – 2019

Tout cela n’est qu’une infime partie des leçons de Shore, dont je vous invite à lire le livre pour en apprendre d’avantage.

Conclusion

Véritable passionné de photographie, d’image et de sens, et cela depuis sans doute son plus jeune âge, Stephen Shore est un artiste célébré des années soixante à nos jours. Issu du pop-art, et influencé par la Beat generation américaine et des auteurs comme Jack Kerouac (Sur la route), il est l’une des figures majeures de la photographie et une influence pour une partie de la photographie européenne, comme Thomas Struth ou Candida Höfer.

Augustiner Chorherrenstift Sank Florian III, 2014 – C. Hofer

Toujours actif et en quête d’images, il est présent sur Instagram, un réseau social qu’il utilise avec parcimonie. Il dit y suivre peu de personnes, afin de suivre véritablement leur travail, au quotidien, et d’échanger avec eux sur leurs images. Il observe le travail de ces personnes, qui observent et commentent le sien en retour, et avoue être emballé par cette conversation continue et cet aspect social. Une preuve indiscutable que les réseaux sociaux, même s’ils sont porteurs de nombreux travers, peuvent être utilisés à bon escient, et le sont parfois par les plus grands.

Les ressources :

American Surfaces (Phaidon, réédition en mai 2020) : https://amzn.to/2wbr9Kj

Uncommon Places (Thames & Hudson, 2014) : https://amzn.to/2wjNXHx

Leçon de photographie (Phaidon, 2010) : https://amzn.to/2Tnochr (non disponible neuf au moment où je publie cet article)

 

 

Laurent Breillat
J'ai créé Apprendre.Photo en 2010 pour aider les débutants en photo, en créant ce que je n'avais pas trouvé : des articles, vidéos et formations pédagogiques, qui se concentrent sur l'essentiel, battent en brêche les idées reçues, tout ça avec humour et personnalité. Depuis, j'ai formé plus de 14 000 photographes avec mes formations disponibles sur Formations.Photo, sorti deux livres aux éditions Eyrolles, et édité en français des masterclass avec les plus grands photographes du monde comme Steve McCurry.
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