En analysant quelques images, je vais vous montrer l’importance du choix du point de vue du photographe sur l’effet du rendu final.
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À Noël, j’ai eu en cadeau ce livre : L’Œil de la Photographie par John Szarkowski. Si vous êtes un fidèle des épisodes d’Incroyables Photographes, vous devez sans doute vous souvenir de son nom : il était conservateur du MoMA de New York de 1962 à 1991, et si je le cite souvent, c’est parce qu’il a découvert et mis sur le devant de la scène des photographes comme Diane Arbus, William Eggleston ou Joel Meyerowitz. Excusez du peu. ^^
Les expositions qu’il a organisées sont devenues quasi légendaires pour certaines, et ce livre a été à l’origine publié en 1966, 2 ans après l’exposition “The Photographer’s Eye”, puis réédité en 1980 et en 2007.
Pour vous résumer rapidement l’idée derrière l’exposition, c’était, je cite “d’enquêter sur la façon dont se présentent les photographies et sur les raisons qui en font ce qu’elles sont”. C’est un sujet assez large, mais, en gros, Szarkowski revient sur l’histoire de la photographie, depuis ses débuts jusqu’en 1964, l’année de l’exposition, et cherche à déterminer ce qui fait la photographie, et comment les photographes ont répondu aux questions fondamentales de la photographie au cours du temps.
Il traite cinq de ces questions dans l’expo, et donc dans le livre ; c’est les cinq questions qui, pour lui, sont les choses fondamentales auxquelles les photographes doivent penser :
• La chose photographiée : c’est ce qu’on choisit comme sujet
• Le détail : c’est l’idée qu’en photographie, en isolant un détail, on puisse lui donner une signification plus importante
• Le cadrage, qui est l’acte central de la photographie, qui est de choisir et d’éliminer, de “couper dans le réel”
• Le temps : à la fois le moment auquel on décide de déclencher et le temps de pose qu’on choisit
• Le point de vue : c’est-à-dire l’endroit où on va se placer pour photographier son sujet
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’évidemment ces 5 questions ne sont pas des boîtes bien séparées. Tout ça est interdépendant : une image peut à la fois jouer sur le cadrage et le point de vue par exemple. Et vous aurez noté que tout ça, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui la composition. 😉
Je vous résume le contexte rapidement ici pour introduire le sujet, mais aujourd’hui je veux surtout me concentrer sur un aspect plus pratique, car on m’a souvent demandé d’analyser des photos individuellement.
Je vais donc feuilleter la dernière partie du livre sur le point de vue, et je vais sélectionner quelques images, et commenter le choix de point de vue du photographe, pour voir quel effet il a eu sur le rendu final. J’en ferai une deuxième sur le cadrage la semaine prochaine.
On peut commencer par celle-ci, par exemple, qui est une photo de Walter Miller, qui prend une photo depuis le Woolworth Building en 1912.
Déjà, il faut se replacer dans le contexte de l’époque : les gratte-ciel à l’époque, c’est relativement nouveau, donc forcément il y a toute une photographie à faire autour de ça, et on voit bien ici que le choix du point de vue de se mettre au-dessus du photographe, ça souligne évidemment à la fois la hauteur du bâtiment, ça souligne le fait qu’il est quasiment au-dessus du vide, au-dessus de plusieurs centaines de mètres de vide, et, évidemment, il aurait pu faire d’autres choix. Il aurait pu être à son niveau, et dans ce cas-là on n’aurait pas vu autant la hauteur. Donc vous voyez bien qu’ici, le point de vue joue beaucoup sur l’effet que fait la photo et cette espèce de vertige que ça peut nous donner.
Un petit peu de la même façon sur celle-ci, c’est une technique un petit peu différente, mais là aussi on a une impression de vertige.
Alors, pourquoi on a une impression de vertige ? Il y a plusieurs facteurs :
Déjà, il y a une vue vers le bas et assez grand-angle, donc on arrive à voir un peu tout le décor, de l’à-pic jusqu’au ciel, donc forcément ça donne un peu cette impression de vertige puisqu’on a l’impression de regarder vers le bas et d’être au bord du gouffre.
Et le fait que la photo ait un cadrage qui soit très vertical comme ça – là, aujourd’hui, on parle plutôt du point de vue, pas du cadrage, ce sera la semaine prochaine, mais vous comprenez bien que le fait d’avoir ce format long comme ça a aidé à donner un peu cette impression d’immensité.
Sur les deux photos qu’on voit là, c’est un petit peu la même technique qui est employée. Vous voyez que le photographe se place très très proche de son sujet, en tout cas de son premier plan.
Vous voyez qu’ici on a le bras qui est devant l’appareil photo. Il en est flou, parce qu’il n’est pas dans la profondeur de champ.
Et ici c’est un petit peu pareil, on a la main qui est vraiment très proche, qui est au premier plan, et qui permet vraiment à ce premier plan de prendre de la place.
Vous voyez que là, tout de suite, la personne qui est au premier plan va bloquer une grosse partie de l’image. Il y a quasiment la moitié de l’image qui est prise par cette personne-là avec ses deux bras croisés.
Ça met en avant l’attitude, déjà, parce que là il photographie des adolescents – ils ont l’air un peu vieux pour des adolescents, mais c’est comme ça qu’est nommée la photo – et donc il y a cette espèce d’attitude de la jeunesse, de défi ; vous voyez que dans les années 60, être habillé comme ça, il y a les petits colliers, les bracelets, les choses comme ça, et les coiffures. On voit qu’on met ça en valeur, et ce n’est pas un hasard du tout s’il a choisi non seulement ce moment-là et ce cadrage-là, mais aussi de montrer cette photo-là quand ensuite il montre son travail, c’est qu’on a un premier plan très très présent et qui va nous faire entrer dans l’image et mettre en valeur cette posture.
Et ici, au final, même si on met en valeur quelque chose de très différent, le fait qu’il soit allongé sur la plage, endormi – quand on est endormi, on prend souvent des positions un petit peu étranges, on va dire –, là il y a sa main qui pend sur le côté et on met en valeur ça. Ça va un peu cacher son visage, ce qui fait qu’au final ça met beaucoup plus en valeur la position de la personne et presque le côté géométrique que son visage, parce que ce n’est pas le point, en fait, qui c’est sur cette photo, quelle personne c’est, ce n’est pas le point.
Ici, on a beaucoup plus de focus sur leurs visages, même si c’est un peu plus leur attitude qui compte, mais au final, voir leur expression de visage, ça compte.
Alors que sur l’autre, on s’en fout, ce n’est pas le point. On est plus sur, on est en 1955, des gens sur la plage, ce n’était pas forcément si courant peu de temps avant, et on met en valeur ce côté on se prélasse au soleil, alors que le visage n’est pas très important.
Ici c’est une photo de Harry Callahan, prise en 1961, qui s’appelle « Figure héroïque ». Là, c’est dans le titre, on voit bien qu’en choisissant un point de vue qui est très en dessous de la personne, ce qu’on appelle en contre-plongée – plongée c’est vu de dessus, contre-plongée c’est vu de dessous –, on voit de dessous la personne et ça permet de donner ce côté figure héroïque, d’avoir vraiment quelque chose qui lui donne de la stature, qui donne l’impression d’être plus fort, plus grand, de prendre plus de place dans l’image.
Vous voyez que c’est aussi quelque chose qui est pris d’assez près, avec une focale assez grand-angle – sans doute un truc genre 28-35 mm, on est vraiment assez près de la personne – et le fait d’être vue de dessous et de très près, eh bien, ça lui donne de la place en hauteur dans l’image, ça augmente son volume, et ça permet aussi de voir un peu le contexte, et effectivement ça peut aider, le fait de voir ici les lampadaires, l’horloge, etc., ça nous met un peu dans le contexte et ça peut aider aussi à comprendre qu’on est dans le contexte de la rue, etc.
À droite on a deux photos de Bill Brandt, et vous voyez que dans les deux, il utilise la même technique de mettre son sujet très très proche du premier plan, et dans les deux cas on voit que ça donne vraiment une impression qui est très…, c’est quelque chose de presque flippant, en fait.
Quand vous regardez cette photo, le titre c’est « Enfant se reposant », donc ça nous rassure un peu, mais ça pourrait être aussi « Enfant mort » et on ne serait pas forcément surpris. Parce que l’enfant n’a pas spécialement l’air de se reposer, il y a un côté un peu inquiétant, avec, déjà, aussi, ces choix d’ombres qui sont très denses, mais le fait qu’il soit au premier plan et qu’il n’y ait vraiment que son visage, ça nous laisse un doute.
Peut-être que l’attitude de son corps à ce moment-là montrait très bien qu’il se reposait et qu’il n’était pas mort, et du coup ça aurait peut-être rassuré sur la photo, mais quand on veut un peu jouer sur cette ambiguïté et inquiéter le spectateur en regardant la photo, en ayant un effet un peu plus dark, dans un sens, le fait de ne cadrer que le visage, ça va forcément ne pas donner cet indice du corps et nous laisser un peu dans le mystère.
Et pourquoi le cadrer de près ? Eh bien, c’est pour qu’il prenne de la place dans l’image. Il aurait pu cadrer de loin, mais ça aurait été peut-être moins prenant, parce qu’on voit moins les détails du visage ; et en plus, si on se dit « est-ce que l’enfant est mort ? », c’est hyper perturbant d’être placé tout de suite extrêmement près de son visage, c’est quand même très glauque. Voilà, moi, c’est ce que je lis de cette photo. Ce n’était peut-être pas son intention, je n’en sais rien, mais, en tout cas, moi c’est ce que je vois comme intérêt à placer son visage très près.
Et pour l’oreille, au final, là on est plus, pour moi, ça ne va pas forcément nous donner l’impression que quelqu’un est mort, c’est juste son oreille, mais le fait d’avoir juste son oreille comme ça, il y a un côté, finalement, presque absurde, je trouve ; entre la falaise à l’arrière-plan, le côté très paysage un peu classique, il y a des gros nuages, c’est un peu esthétique, et au premier plan on a juste une oreille comme ça qui prend tout de suite le spectateur, puisqu’on est vraiment au premier plan, ça prend beaucoup de place dans l’image, et je trouve qu’il y a un décalage entre les deux qui est assez amusant.
Sur cette photo de Peter Buckley « Matador en triomphe autour de l’arène », Bilbao, 1956, vous voyez que là il aurait tout aussi bien pu choisir de ne montrer que le matador avec l’arène et peut-être le fond derrière, mais ce qu’il choisit de faire, c’est de prendre d’un point de vue où il se décale un peu vers sa gauche et il nous montre les mains des spectateurs en train d’applaudir.
Des mains qui ne sont pas liées à un corps, des mains anonymes. Le point ce n’est pas des personnes qui applaudissent, c’est le fait qu’il y ait des gens qui applaudissent, et ça nous permet de nous faire rentrer dans la scène, simplement. Parce que, là, on n’a pas juste une vue de loin qui serait finalement très descriptive, peut-être assez, on va dire, journalistique, où si un journaliste devait relater cet événement du matador en triomphe à Bilbao dans je ne sais quelle corrida, il pourrait tout à fait juste nous montrer cette personne-là, voire aller se rapprocher faire un portrait plus proche, ou nous le montrer simplement avec l’arène derrière.
Mais là, on place vraiment le spectateur dans la scène. Vous voyez, le simple fait de s’être décalé un petit peu vers sa gauche et d’avoir inclus des éléments de premier plan comme ça qui nous donnent l’impression de nous être dans les tribunes en train d’applaudir.
Ici, on a une photo que je trouve très intéressante. C’est une photo d’Albert Zimmerman qui a photographié les bureaux Zimmerman – peut-être de sa famille, je ne sais pas – vers 1898, donc on est quand même au 19e siècle, c’est une très vieille photo. Et vous voyez que c’est quand même assez intéressant le cadrage qu’il a choisi.
Parce qu’il aurait tout à fait pu faire une espèce de portrait du monsieur, là, qui a l’air d’être quelqu’un d’assez important, probablement avec de grandes responsabilités, assez riche – on voit bien les vêtements, le mobilier, pour l’époque, c’est des gens qui sont assez aisés –, et il aurait pu choisir de se rapprocher et de faire peut-être une espèce de portrait vertical du gars dans cette position de pouvoir, dans sa chaise, en train de travailler, etc., ou en train de lire son journal. Bref, ça aurait complètement pu être un choix qu’il a fait.
Et ce qu’il a fait, au contraire, c’est de se reculer, prendre quelques pas de recul, inclure beaucoup plus largement le décor – déjà, le décor nous donne des informations –, on voit la décoration, on voit les meubles, on peut peut-être deviner des choses si on a le contexte de l’époque, qui n’est peut-être pas évident pour nous aujourd’hui, mais il ne l’a pas fait pour les gens qui allaient regarder les vidéos sur YouTube en 2020.
Et puis, surtout, on voit cette femme, ici, qu’on peut supposer être son épouse, j’imagine, et qui est un peu le regard dans le vide. Alors, ça peut être son épouse, ça peut être sa secrétaire, peut-être qu’elle joue aussi le rôle de secrétaire, on ne sait pas, mais en tout cas, il y a évidemment quelque chose qui se passe quand on a une espèce de séparation entre les deux, qui sont dans des pièces différentes, elle a une expression particulière.
Vous voyez que le fait d’avoir pris un point de vue plus reculé, plus large, ça donne évidemment une photo qui est très différente. Et ça m’a intéressé de vous la montrer, parce que la première chose que j’ai vue, c’est l’autre choix qu’il aurait pu faire, le choix peut-être plus évident du portrait un peu plus serré, un peu posé avec le gars en position de pouvoir, dans son fauteuil.
Alors, évidemment, je ne pouvais pas résister et vous montrer cette image de Robert Franck, tirée du fameux bouquin The Americans, où là, vous voyez bien, évidemment, le choix de ce point de vue, c’est évidemment un ressort humoristique, puisque le fait de ne pas voir le visage du musicien et le voir remplacé par le pavillon de son tuba, c’est ce qui donne à la photo une touche un peu drôle.
Vous voyez qu’il a aussi choisi de ne pas avoir les autres personnes dans le cadre non plus, mais de quand même montrer qu’il y en avait d’autres.
Et puis évidemment le drapeau au-dessus est présent, donc ça donne un peu l’idée du contexte.
Mais vraiment, ce qui fait surtout la photo, c’est le choix du point de vue. Il aurait pu se mettre un peu vers la gauche ou un peu vers la droite et voir le visage de la personne, mais il a choisi de ne pas le faire.
Et ici, on a quelque chose d’un peu similaire. Alors évidemment, il a bien fallu que cet homme soit comme ça, mais le fait de se placer là et un peu en dessous comme ça, ça renforce cet effet comique, parce qu’on voit notamment l’ombre sur son visage, et puis je pense que du coup, la personne ne l’a pas vu parce qu’il était en dessous et n’y a pas prêté attention, ce qui permet de garder un côté spontané.
Et on voit que le titre de la photo c’est « Critique de corrida », donc en l’occurrence c’était peut-être quelqu’un d’important qui écrit des articles pour critiquer si la corrida était bien ou pas. J’imagine que ça devait exister en plus des critiques de cinéma, et donc le placer dans cette situation, avec son œil attentif, ça donne un côté un peu tragi-comique à la photo.
Voilà, c’est tout pour aujourd’hui ! J’espère que cette vidéo vous aura plu, c’était un peu une expérience, mais je trouvais que ce livre se prêtait particulièrement à l’exercice du “commentaire”.
Je vous lance un défi : postez une photo en commentaire (la vôtre ou celle d’un grand photographe), et faites vous-même le commentaire sur le choix du point de vue et ce qu’il implique. Ça sera intéressant pour tout le monde ! 🙂
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Je vous dis à plus dans la prochaine vidéo, et d’ici là à bientôt, et bonnes photos !
Super Article Laurent !
Comme je le dis toujours, ce qui fait la vraie différence d’un photographe c’est son point de vue.
C’est ce qui le rend unique ! La technique est essentielle, mais sa créativité est propre à lui, à sa vision du monde, et à son vecue.
Tu peux mettre 10 photographe autour d’une scène, tu n’auras jamais 2 photos identique. Chacun photographie avec sa sensibilité qui lui est propre !