On va parler de Nan Goldin. Son livre The Ballad of Sexual Dependency est un des monuments de la photographie contemporaine, mais comme son nom l’indique, ce n’est pas exactement à regarder avec ses enfants entre deux Pixar 🙂 Dans son travail, Goldin aborde la drogue, le suicide, les violences faites aux femmes, le SIDA… bref, pas des sujets faciles.


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« Mon désir était de les montrer comme un troisième genre, comme une autre option sexuelle, une option de genre. Et de les montrer avec beaucoup de respect et d’amour, de les glorifier en quelque sorte, car j’admire vraiment les gens qui peuvent se recréer et manifester leurs fantasmes publiquement. »

Bonjour à tous et bienvenue dans ce nouvel épisode d’Incroyables photographes.

Bon, on va commencer par mettre les deux pieds dans le plat avec la subtilité d’un jet-ski dans un pédiluve : cet épisode va cumuler à peu près tous les sujets sensibles possibles. Mis à part la politique (et encore), on va être amené à parler de drogues, des communautés gay, transgenres, de drogues, du SIDA, de drogues, de suicides, des violences faites aux femmes, de drogues, et même d’accusations de pédopornographie.

Donc comme vous le devinez subtilement entre les lignes, ce n’est sans doute pas le meilleur épisode pour faire découvrir la photographie à vos enfants, sauf si vous voulez qu’ils grandissent un peu plus vite que prévu. Et heureusement, je ne compte pas sur la monétisation pour financer ces épisodes 😛

Bref, certains l’ont sans doute vu venir avec ce florilège évocateur de mots clés, ou simplement le titre de la vidéo aujourd’hui, c’est Nan Goldin au programme.

Débuts

Nan Goldin est une photographe américaine, née à Washington et élevée par une famille de la classe moyenne dans la banlieue de Lexington. Elle connaît un traumatisme très jeune : le suicide de sa sœur. Alors qu’elle n’a que 11 ans, cette dernière, âgée alors de 19 ans, se donne la mort.

Il faut bien placer ça dans le contexte de l’époque : en 1965, le suicide chez les adolescents était un sujet tabou, tout comme la santé mentale. Elle perçoit alors, entre les lignes du comportement des adultes, la répression sexuelle qui sévit sur les femmes, les comportements que l’on attend d’elles, et l’impact que ça a eu dans la mort de sa sœur (qui ne savait pas trop quelle était sa sexualité et avait souvent des « problèmes avec les garçons »).

Cette prise de conscience précoce a très certainement influencé les photographies de Goldin représentant des amis et des amants qui, de la même manière, ne correspondent pas aux attentes de la société quant à ce qu’ils devraient être.

Quelques années plus tard, elle quitte le domicile familial et rejoint la Satya Community School, un lycée alternatif à Lincoln, dans le Massachusetts. Elle y vit dans une communauté, commence à fumer de l’herbe, sort avec des hommes plus âgés et, en 1968, découvre la photographie grâce à un de ses enseignants. Encore sous le choc de la perte de sa sœur, elle utilise l’appareil photo pour capturer les personnes qu’elle aime, et préserver leur présence.

À la fin de son adolescence, Goldin s’installe à Boston avec son ami et photographe David Armstrong qui lui présente la communauté gay et transgenre de la ville.

Sans formation officielle, Goldin s’initie à la photographie par le biais de magazines de mode comme Vogue. Après quelque temps, Goldin décide de prendre son travail plus au sérieux et s’inscrit à l’école du Musée des Beaux-Arts. Elle se concentre alors sur la prise de photos de drag queens qu’elle connaît et admire.

Parmi ses premières influences figurent les films d’Andy Warhol et les portraits de la photographe Diane Arbus. Ces influences l’ont aidée à définir sa pratique, qui consiste à capturer les moments de la vie qui l’entourent.

Ce style de photographie est connu sous le nom d’école de photographie de Boston, car le mouvement s’est développé entre 1971 et 1984 dans la région métropolitaine de Boston et ses environs. Les artistes y ayant participé sont connus pour leur empressement à capturer une myriade de scènes qui, une fois assemblées, créent une narration qui donne un point de vue intime sur les communautés qu’ils photographient.

C’est aussi à cette époque que Goldin a développé sa façon de capturer des images. Au lieu de mettre en place des séances de photos organisées, elle emporte son appareil partout où elle va, capture les environnements dans lesquels elle se trouve, avec ses amis, ses amants et la famille, qu’elle immortalise dans le confort d’espaces qu’ils connaissent.

La balade

Et c’est là que la balade commence.

Après avoir obtenu son diplôme, elle s’installe à New York, où elle commence à photographier la scène musicale post-punk et new wave des années 1980. Elle passe d’ailleurs beaucoup de temps dans le Bowery, un quartier célèbre pour sa consommation de drogues dures dans les années 1970 et 1980.

Je vous avais prévenu qu’on n’allait pas parler de conso effrénée de Chocapics. 😉

Durant cette période, de 1979 à 1986 environ, elle prend des photographies qui deviendront son corpus d’images le plus connu : The Ballad of Sexual Dependency.

Livre qui sera avant toute chose une exposition. Elle a en effet commencé à montrer ses portraits photographiques sous forme de diapositives lorsqu’elle n’avait pas accès à une chambre noire et ne pouvait pas se permettre de faire faire des tirages. La première présentation publique de ses images a eu lieu dans les clubs et les bars de New York où elle travaillait et jouait à la fin des années 1970 et au début des années 1980.

Grâce à plusieurs projections, sans cesse affinées, la série de diapositives a développé une narration.

Le projet est ensuite devenu un livre grâce à Marvin Heiferman d’Aperture et avec l’éditeur de photos Mark Holborn. Le corpus a été édité et regroupé en sections thématiques « femmes seules et ensemble, hommes seuls et ensemble, enfants, mariage, sexe, mort). Livre qui a d’ailleurs eu une influence et un retentissement considérable. Je vous mets dans la description une vidéo où elle raconte toute cette histoire en détail.

Ce corpus est donc autobiographique : il porte sur l’amour, la consommation de drogues, la violence, le sexe et les relations agressives durant cette période de sa vie.

« Je crains souvent que les hommes et les femmes soient irrévocablement étrangers les uns aux autres, irréconciliablement inadaptés, presque comme s’ils venaient de planètes différentes. Mais malgré tout, il existe un besoin intense d’accouplement. Même si les relations sont destructrices, les gens s’accrochent les uns aux autres. »

À l’époque, Goldin emportait son appareil photo partout où elle allait, photographiant des fêtes chez elle, des sorties au lac, des spectacles de travestis, des amis se droguant, dansant, faisant l’amour, et les conséquences de leurs nuits de débauche.

Et justement, parlons-en des conséquences. Ce projet est un moyen de commémorer sa famille choisie, les personnes qu’elle aimait et dont elle s’entourait, et dont malheureusement bon nombre sont morts dans les années 1990, d’overdoses ou du sida.

Goldin se souvient de la première fois où elle a entendu parler de la maladie. Sur Fire Island, avec des amis, elle lit un article du New York Times qualifiant le sida de « cancer gay ». Au début, ils n’y ont pas prêté attention. Jusqu’à la mort de l’un de leurs premiers amis en 1982, l’un des amants de son ami Armstrong. Puis, les morts se sont enchaînées.

Bien qu’elle ait réalisé que les photographies ne peuvent pas maintenir les gens en vie, Goldin a fini par considérer cette collection d’images comme un moyen de commémorer leur énergie dans ce monde.

Point positif, l’épidémie était déchirante, mais a contribué à rendre Goldin sobre après que quelqu’un lui ait demandé : « Comment peux-tu te tuer alors que tes amis autour de toi sont en train de mourir ? »

Ouverture sur sa pratique actuelle

Cependant, et c’est une des forces de Nan Goldin, au sortir de cette période, elle a su se renouveler et redéfinir sa pratique.

Par exemple, en 2006, son exposition, Chasing a Ghost, a été inaugurée et comprenait la première installation dans laquelle Goldin avait intégré des images en mouvement, une partition narrative et une voix off et fait tendre son travail vers des œuvres plus cinématographiques.

Aussi, et bien qu’elle ait commencé en photographiant des gens « peu recommandables », l’omniprésence de ses images lui a ensuite permis d’entrer dans le monde de la photographie de mode, travaillant pour des entreprises comme Jimmy Choo, Dior, Scanlan & Theodore et Bottega Veneta.

Ce passage à un travail plus commercial est aussi lié à son intérêt précoce pour Vogue, l’une de ses seules d’inspirations lorsqu’elle était adolescente, comme on l’a dit. La boucle est bouclée.

Elle a aussi pu utiliser son aura pour la bonne cause, pour aborder des questions qui lui tiennent à cœur. Ainsi, lors d’un discours prononcé en 2017 au Brésil, elle a admis sa dépendance aux opioïdes, une maladie qui l’a affectée pendant la majeure partie de sa vie adulte et qui a coûté la vie à d’innombrables amis et membres de sa famille. Elle a ensuite mené diverses actions militantes sur le sujet.

Nan Goldin est toujours active, et est récemment revenue à ses premiers amours : photographier ses proches (et ses amours). Pendant la pandémie et la quarantaine, elle a produit un récit personnel sur la vie en réclusion, toutes les images ayant été prises dans son appartement entre 2020 et 2021.

La plupart de ces images sont des portraits de sa muse et compagne, l’écrivaine Thora Siemsen qui l’a encouragée à recommencer son travail de documentation de sa vie quotidienne.


« J’ai eu beaucoup de chance que Thora entre dans ma vie au moment où elle l’a fait. Cela faisait des années que je n’avais pas photographié une personne. »

Focus sur quelques images

Bon, maintenant que nous avons tracé ensemble les grandes lignes de sa carrière, et que vous pouvez briller en soirée en multipliant les anecdotes sur Nan Goldin, on va prendre le temps de regarder quelques images iconiques d’elle. Et tout d’abord celle-ci :

Il s’agit sans doute de sa photographie la plus tape-à-l’œil.

Sur cette image, on voit Goldin fixant directement l’appareil photo. Le sang rouge intense dans le blanc de son œil gauche gonflé fait écho à la teinte de son rouge à lèvres. Des ecchymoses sombres colorent la peau autour et sous son œil droit. Elle est apprêtée, un air de défi dans les yeux. Elle s’est photographiée contre un meuble en bois sombre et un rideau blanc brodé qui semble verdâtre dans la lumière artificielle de la nuit.
Il existe environ 25 tirages de cette image.

Elle marque la fin d’une relation à long terme et le point culminant de The Ballad of Sexual Dependency. Elle a elle-même raconté l’histoire de cette image :
« Pendant un certain nombre d’années, j’ai été profondément impliquée avec un homme. Nous étions bien assortis. Nous nous entendions bien sur le plan émotionnel et la relation est devenue très interdépendante. La jalousie était utilisée pour inspirer la passion. Sa conception des relations était ancrée dans un idéalisme romantique. J’avais envie de dépendance, d’adoration, de satisfaction, de sécurité, mais je me sentais parfois claustrophobe. Nous étions dépendants de la quantité d’amour que la relation nous procurait… Les choses entre nous ont commencé à se briser, mais aucun de nous ne pouvait faire la rupture. Le désir était constamment ravivé, alors que l’insatisfaction devenait indéniable. Notre obsession sexuelle restait un des points d’accroche. Une nuit, il m’a violemment battue, me rendant presque aveugle. »

Bon : suicide, drogues, ravages du SIDA, violence faites aux femmes, et s’il n’était pas venu le temps de parler d’un peu de pédopornographie ? ^^

Alors, oui, je sais, et les meilleurs d’entre vous le savent aussi : Thomas a déjà parlé de cette image dans sa vidéo sur la photographie des enfants nus. Mais, impossible de faire cet épisode sans la mentionner brièvement.

« Klara et Edda faisant la danse du ventre » est une image possédée par Elton John, qui fait partie des 149 images de l’œuvre Thanksgiving prise en 1998.

Cette photo a créé la polémique en 2007, quand elle a été saisie par la police, alors qu’elle allait être exposée en Angleterre. La raison invoquée est la possible infraction à la loi sur la pornographie infantile. La police s’étant rendue sur les lieux suite à une demande de la direction.

Alors, deux enfants jouant ensemble ou pédopornographie ?
Je vous laisse voter en commentaire…

Eh bien, la question a été tranchée le 26 octobre 2007, par le parquet britannique qui a conclu que ça n’était pas de la pornographie et que l’image pouvait être exposée. D’ailleurs, et au-delà de cette anecdote, elle fait partie d’une installation qui, dans son ensemble, a été largement publiée et exposée à travers le monde. Des exemplaires ont été vendus aux enchères chez Sotheby’s à New York en 2002 et 2004, et ont été intégrés à des expositions à Houston, Londres, Madrid, au Portugal, à Varsovie ou encore Zürich « sans aucune objection ».

Donc voilà, si vous voyez l’accusation ressortir un jour, vous savez tout.

Les leçons qu’on peut en tirer

Et nous arrivons aux traditionnels trois conseils à appliquer à votre propre pratique. Si parfois je les trouve difficiles à choisir, ceux-ci sont tout trouvés.

• Premièrement : NE VOUS DROGUEZ PAS ET SI VOUS LE FAITES UTILISEZ DES SERINGUES PROPRES. Faites-vous aussi aider au 0 800 23 13 13, le numéro de Drogues info service.

• Ensuite, il est tout à fait possible de faire vivre une œuvre, et même avec de petits moyens. Nan Goldin a fait évoluer son projet The Ballad pendant des années. Parfois le diaporama durait 1 h, parfois 20 minutes, parfois la musique changeait. Cela ne demandait que peu de moyens, un projecteur et c’était parti. Je vous mets d’ailleurs sa dernière version de 2017 (avec des tirages cette fois) ayant eu lieu au MoMA en description. Mais retenez bien ça : si vous avez peu de moyens, faites autrement. Mais il y a toujours une voie.

• Aussi : votre expérience de vie peut faire une œuvre. Les proches, le temps qui passe, les soirées et autres peuvent, si c’est bien mené, constituer un corpus tout aussi intéressant qu’un autre.

• Enfin : persévérez. Nan Goldin a dû le dire dans à peu près toutes les interviews que j’ai vues d’elle pour préparer cet épisode : on n’a fait que lui mettre des bâtons dans les roues, dès le début de sa carrière. Étonnement : c’était des hommes blancs de 50 ans. La surprise. Bref, elle a persévéré, s’est fait une place petit à petit, et a tenu bon. A minima, gardez ça en tête : si on vous dit non, rien ne vous empêche de retenter ailleurs. Parfois, ça paie.

Conclusion

La plus grande contribution de Nan Goldin dans le monde de l’art est sans aucun doute son dévouement tenace à capturer et à montrer l’intimité de sa vie, aussi crue soit-elle.

Non seulement Goldin a donné une voix aux personnes marginalisées (les personnes LGBTQIA, les drag queens, les femmes dans des relations abusives, les toxicomanes), mais elle a célébré leur personnalité et leur place dans notre monde.

La persistance de Goldin à photographier ses amis, ses amants et elle-même et les éloges qu’elle a reçus des galeries et des musées (en étant achetée et exposée partout dans le monde) ont modifié notre compréhension de la photographie d’art.

Les portraits ne sont plus l’apanage des célébrités ou des riches, et ils ne sont pas nécessairement posés avec soin, éclairés, etc.

Le travail de Goldin affirme qu’une « tranche de vie » peut être critique et importante pour être vue, exposée et comprise comme de l’art.

Les ressources pour aller plus loin

• Ballad of sexual dependency
o Goldin, N., Heiferman, M., Holborn, M. & Fletcher, S. (2012). The ballad of sexual dependency. New York, N.Y: Aperture Foundation.
o Sa dernière installation au MoMA
Nan Goldin: The Ballad of Sexual Dependency | MoMA
https://www.youtube.com/watch?v=iDSvD0yhjWQ
Une Interview intéressante avec Gregory Crewdson, déjà présenté dans cette série :
https://www.youtube.com/watch?v=rJKe4IZBZIQ

 

 

Laurent Breillat
J'ai créé Apprendre.Photo en 2010 pour aider les débutants en photo, en créant ce que je n'avais pas trouvé : des articles, vidéos et formations pédagogiques, qui se concentrent sur l'essentiel, battent en brêche les idées reçues, tout ça avec humour et personnalité. Depuis, j'ai formé plus de 14 000 photographes avec mes formations disponibles sur Formations.Photo, sorti deux livres aux éditions Eyrolles, et édité en français des masterclass avec les plus grands photographes du monde comme Steve McCurry.
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