Aujourd’hui, je voudrais aborder de nouveau un thème dont j’ai parlé plusieurs fois dans le passé : la vérité et la photographie.



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Bonjour à tous, ici Laurent Breillat pour Apprendre la Photo, et bienvenue dans cette nouvelle vidéo !

Aujourd’hui, je voudrais aborder de nouveau un thème dont j’ai parlé plusieurs fois dans le passé : la vérité et la photographie.

Ce n’est pas un secret pour vous si vous me suivez depuis un moment : la photographie n’est JAMAIS une pure REPRÉSENTATION de la réalité, puisqu’il y a forcément des choix faits par le photographe : cadrage, focale utilisée, sélection des images… Quand vous voyez une photo, elle représente ce que le photographe a bien voulu vous montrer.

Ce n’est pas un mal en soi d’ailleurs, c’est juste inhérent à la photo, il faut en avoir conscience.

Aujourd’hui, on va donc discuter d’un exemple récent qui montre très bien ce phénomène.

Ça ne vous a sans doute pas échappé, en mai dernier, suite au meurtre de George Floyd par Derek Chauvin à Minneapolis, les États-Unis ont connu une vague de manifestations antiracistes (qui se sont répandues dans le monde ensuite). Mon but n’est pas de vous parler du fond du problème, d’autres le font mieux que moi, et je vous mets d’ailleurs quelques liens ci-dessous.

https://medium.com/dépenser-repenser/le-racisme-expliqué-à-mes-amis-f95c5735233e
https://medium.com/dépenser-repenser/je-suis-blanc-je-peux-parler-de-racisme-4e1060adc247
https://nicolasgalita.substack.com/p/arrte-de-chercher-le-racisme-chez

Aujourd’hui, je veux juste prendre cet exemple pour vous montrer comment une photographie peut montrer la réalité, et en même temps… mentir.

Avant de commencer, notez que cette vidéo m’a été en bonne partie inspirée par un article de John Edwin Mason sur National Geographic, ainsi qu’un autre de Grant Scott sur United Nations of Photography. Je vous mets les liens en description, si vous voulez lire une réflexion plus complète là-dessus ; moi j’ai un peu complété aussi par quelques autres exemples supplémentaires et par des réflexions personnelles.

Commençons par cette photo :

(Reuters: Lucas Jackson)

Elle date de 2014 et des manifestations suite au meurtre d’un autre Noir américain, Michael Brown, mais peu importe pour notre propos la date de la photo, qu’elle date de 2014 ou de maintenant, ce n’est pas mon point.
Cette photo, en soi, dépeint la réalité : elle n’a pas été retouchée, on n’a pas ajouté ou enlevé d’élément, l’instant figé par le photographe a bien existé. Et on peut même le dire : c’est une très bonne photo. Visuellement, elle est marquante, elle est bien composée, etc.

Pour autant, est-ce qu’elle dit la vérité ? Il y a deux aspects à ça : tout d’abord la manière dont elle peut mentir sur le moment, et ensuite la manière dont elle peut mentir sur l’évènement qu’elle est censée représenter dans sa globalité.

Tout d’abord, sur le moment capturé par le photographe, il y a forcément des choix qui sont faits. Faisons travailler notre imagination pour voir comment la photo pourrait mentir.

Le premier moyen, c’est évidemment le cadrage : peut-être que juste en dehors du cadre, il y a d’autres personnes. Ça peut être des personnes à l’air moins en colère, des flics, ça peut être 25 autres photographes : on ne sait pas, et on ne le saura jamais.

Ensuite, il y a le positionnement du photographe. Il est proche des hommes qu’on voit sur l’image, relativement grand-angle, et en plus légèrement baissé. Grâce à cet angle de vue, l’homme au premier plan paraît plus grand, il paraît davantage dominer l’image et le spectateur, et donc inconsciemment, il paraît plus dangereux, plus agressif.

De plus, on ne sait pas trop ce qui brûle à l’arrière-plan. En y regardant bien, j’ai l’impression que ce sont plutôt des fumigènes, peut-être des grenades de la police avec une lumière derrière ? Je ne suis pas exactement sûr. En tout cas pas forcément une voiture ou autre. Mais à première vue, j’ai supposé que c’était une voiture qui brûlait. Et je suis sûr que nombre d’entre vous aussi : dites-le-moi en commentaire si c’est votre cas.

Il y a aussi le choix du moment bien sûr : l’homme au premier plan, qui est torse nu, car il a utilisé son t-shirt comme masque antilacrymo, s’approche de l’objectif, la bouche ouverte, ce qui semble indiquer qu’il crie (mais peut-être qu’il dit juste la lettre A à quelqu’un hors cadre). Et ça renforce l’impression qu’il est agressif.
Peut-être aussi que quelques minutes plus tôt, les fumigènes n’étaient pas là, et l’image moins impressionnante.

Bref, je ne suis pas en train de dire que le photographe a volontairement menti en faisant cette photo, même sans doute qu’il était de bonne foi. Mais je veux simplement vous montrer deux choses :

  1.  Premièrement, l’acte photographique en lui-même coupe dans la réalité à la fois dans l’espace (en cadrant) et dans le temps (en choisissant un court instant), et donc par définition, il n’en montre qu’un tout petit fragment. Et le choix de l’espace et du temps n’est pas neutre. Vous ne pouvez JAMAIS savoir en regardant une photo à quel point le photographe a été neutre.
    Notez que ces choix peuvent être conscients bien sûr, mais aussi inconscients : nous sommes influencés par les clichés véhiculés par la société, et les images que nous avons vues auparavant. D’ailleurs, quand je vous ai dit que j’ai supposé que c’était une voiture qui brûlait avant de me rendre compte que sans doute pas, ça en fait partie et personne n’est à l’abri de ça.
  2.  Deuxièmement, au-delà des choix du photographe, il y a simplement une prime à l’image sensationnelle quand il s’agit de publication dans la presse. Peut-être que ce photographe a fait des dizaines d’autres images de cette même scène qui étaient plus neutres – peut-être même qu’il a pris conscience et qu’il s’est dit « je veux faire des images plus neutres de cette scène », mais il est logique qu’un journal souhaite utiliser l’image la plus marquante, dans le sens si ça finit en une dans un kiosque, ce qui va faire acheter les gens, c’est aussi l’image la plus marquante. On va dire que la presse a un biais là-dessus, c’est qu’ils vont vouloir choisir des choses qui sont visuellement plus fortes.

À moins d’avoir une éthique et de ne pas vouloir perpétuer des clichés juste pour vendre un petit peu de papier en plus.

Donc ça, c’était le premier point : tout ce qui se passe précisément au moment de la prise de vue, qui peut mentir, que ce soit par les choix du photographe, ou les choix éditoriaux derrière, en ne montrant qu’un fragment d’une situation plus complexe.

Mais ensuite, on peut encore réfléchir au niveau au-dessus : une image peut aussi mentir sur l’évènement qu’elle est censée représenter.

En effet, les manifestations Black Lives Matter sont majoritairement non violentes (enfin, du côté des manifestants). Montrer des hommes noirs partiellement dévêtus devant un feu dans une rue la nuit véhicule un cliché vieux comme le racisme en Amérique.

Est-ce que ça s’est produit ? Oui. Est-ce qu’en montrant ça on illustre bien la réalité ? Sans doute pas.
La réalité ce sont les chiffres accablants des violences policières envers les Noirs américains, et un mouvement social de grande ampleur dont on parlera sans doute dans les livres d’histoire.

S’il est inévitable que la presse couvre les émeutes se produisant pendant ces mouvements, certains photographes ont fait des images très fortes ne perpétuant pourtant pas ces clichés.

Par exemple, cette photo de Julio Cortez montre un homme, dont on ne connaît ni l’âge ni l’ethnicité, passant avec le drapeau américain tenu à l’envers, devant un magasin d’alcool en feu. Il est évident que la présence du drapeau donne une signification plus profonde à l’image : c’est le contraste entre les promesses du rêve américain et la réalité du racisme systémique qui accable les personnes de couleur.

Au final, cette photo en montre moins, mais en dit beaucoup plus.

La présence du drapeau américain est d’ailleurs courante dans la couverture de ces évènements pour illustrer ce décalage, par exemple avec cette photo de Robert Cohen prise aux manifs de 2014 à Ferguson.

Même si ces images ont sans doute un peu plus de vérité en elles, en tout cas à mon avis, elles reproduisent quand même des clichés.

L’un d’eux est sans doute LE cliché de la manif : la femme vulnérable qui s’oppose à un rang de policiers armés jusqu’aux dents.

Ça démarre dès les années 60, avec la photo de Gloria Richardson, qui repousse un fusil à baïonnette (oui, à baïonnette). Ça se passe en 1963, durant les manifestations de Cambridge.

Et vous avez sans doute déjà vu la mondialement célèbre « jeune fille à la fleur » de Marc Riboud, qui a photographié Jan Rose Kasmir, une lycéenne alors âgée de 17 ans, mettant littéralement une fleur au bout du fusil de la garde nationale lors des manifestations contre la guerre du Vietnam. Pour la petite histoire, c’était d’ailleurs la dernière photo de sa pellicule. Comme quoi l’histoire ne tient pas à grand-chose. 🙂

Aujourd’hui, ce cliché continue à être représenté, avec par exemple cette photo de Jonathan Bachman prise à Baton Rouge en 2016.

C’est une image incroyable, de cette jeune femme en robe d’été, qui se tient droite face à deux policiers en armure qui viennent l’arrêter, devant le danger IMMINENT qu’elle pose. Le choix du moment donne l’impression qu’ils marchent à reculons, ce qui n’est évidemment pas sans symbolique.

Le photographe a d’ailleurs écrit un article sur la photo où il montre les photos prises juste avant et juste après, c’est très intéressant.
Même si vous ne lisez pas l’anglais, vous pourrez au moins voir l’ordre des photos, et ça vous donnera une idée de la scène et de l’importance de choisir une photo plutôt qu’une autre pour représenter un évènement.

Plus récemment, cette image de Dai Sugano, qui date de cette année, montre une jeune femme s’agenouiller devant la police, un geste fort de signification politique, notamment après que le footballeur Colin Kaepernick se soit agenouillé en signe de protestation, ce qui lui a coûté sa carrière, parce qu’apparemment c’est mal d’être contre le racisme et le meurtre. 🤷

La photo est un modèle de composition, et évidemment a un potentiel immédiat de photo iconique. Et si j’avais été sur place, j’aurais aussi tenté de saisir ce moment, bien évidemment.

Mais il n’en reste pas moins que cette photo reste dans la droite ligne du cliché de « la manifestante fragile mais courageuse face à la police surarmée ». Si on continue à la voir, c’est parce que ça continue à se passer, mais l’article dont je m’inspire pour cette vidéo souligne quelque chose d’intéressant, c’est qu’il y a aussi eu des photos qui montrent une autre facette de la réalité.

Par exemple cette photo de Nathan Aguirre, qui représente Deveonte Joseph, récemment diplômé de l’équivalent du bac, qui a choisi d’aller à la manif avec son chapeau et sa robe de diplômé, parce qu’il y a plus de cérémonial aux États-Unis pour le diplôme du bac que chez nous, et là-bas ils ont l’habitude de ce genre de choses. Ce décalage entre sa tenue de diplômé et les manifs derrière et le côté un peu désordre, ça nous force à le voir pour ce qu’il est, et non pour un stéréotype.

Bref, ce que je voulais souligner dans cette vidéo, en prenant l’exemple des photos couvrant les manifestations Black Lives Matter, c’est qu’une photo peut montrer la réalité, et mentir en même temps.

Représenter une problématique complexe ne se fait pas qu’en une photo, et il ne faut donc pas en demander trop à une image.

À la fois au moment de la prise de vue et plus tard dans les choix éditoriaux, ce qui vous est montré dans la presse peut être influencé par des biais plus ou moins conscients.

Si vous couvrez vous-même des évènements d’actualité en photo, ça vous concerne évidemment directement. Mais je pense que c’est quelque chose à garder en tête, quelles que soient les photos que vous faites : c’est vous qui choisissez quelles parties de la réalité vous montrez, et donc quelle histoire vous racontez.

Et en dehors du domaine du photojournalisme, où on cherche à tendre vers une certaine vérité, n’hésitez pas à raconter l’histoire que vous voulez !

Voilà, c’est la fin de cette vidéo : si vous l’avez aimée, partagez-la et mettez un pouce bleu, et puis mettez un commentaire si vous avez d’autres exemples de photos qui peuvent s’intégrer dans ce sujet. C’est toujours intéressant d’avoir des exemples en plus.

Si jamais vous découvrez la chaîne avec cette vidéo, pensez à vous abonner et à activer la cloche pour ne pas rater les prochaines, et à télécharger votre guide Osez Composer pour être plus réactif quand vous verrez une scène potentiellement iconique dans votre viseur ! 🙂

Je vous dis à plus dans la prochaine vidéo, et d’ici là à bientôt, et bonnes photos !

 

 

Laurent Breillat
J'ai créé Apprendre.Photo en 2010 pour aider les débutants en photo, en créant ce que je n'avais pas trouvé : des articles, vidéos et formations pédagogiques, qui se concentrent sur l'essentiel, battent en brêche les idées reçues, tout ça avec humour et personnalité. Depuis, j'ai formé plus de 14 000 photographes avec mes formations disponibles sur Formations.Photo, sorti deux livres aux éditions Eyrolles, et édité en français des masterclass avec les plus grands photographes du monde comme Steve McCurry.
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