Photographe à la carrière courte, mais à l’empreinte éternelle dans l’histoire de la photographie, c’est de Diane Arbus dont il sera question aujourd’hui.

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« Une photographie est un secret sur un secret. Plus elle vous en dit, moins vous en savez. »
Artforum, mai 1971. Diane Arbus.

Diane Arbus est née à New York en 1923. Au lycée, elle rencontre celui qui deviendra plus tard l’homme de sa vie, Allan Arbus, un photographe que les parents de la jeune Diane, dont le nom est encore Nemerov, rejettent à cause de ses origines sociales.

« Je suis née en haut de l’échelle sociale, dans la bourgeoisie respectable, mais, depuis, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour dégringoler »

À dix-huit ans, elle l’épouse, puis, au début des années 1940, elle prend ses premières photographies et se met à étudier la discipline à partir de 1954. Ce n’est qu’entre 1955 et 1957 (moment où elle suit les cours de la célèbre photographe de rue Lisette Model) qu’elle se lance sérieusement dans la carrière qui nous intéresse aujourd’hui.

10 ans après leur mariage, elle ouvre avec Allan un studio photo spécialisé dans la mode. Elle ne s’occupe alors pas de la photographie, mais du démarchage des magazines. C’est avec beaucoup de travail et d’acharnement qu’ils arrivent à faire les couvertures des plus grands magazines tels que Glamour et Vogue.

Le temps avance encore de 10 ans, Allan la quitte. Elle ne se remettra pas de cette séparation. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’elle se lance dans la photographie à titre personnel.

Ses premières photographies sont publiées dans le magazine Esquire au début des années 1960 sous le titre « The Vertical Journey ». À partir de ce moment, elle commence à travailler comme free-lance pour Esquire, Harper’s Bazaar, The London Sunday Times et plusieurs autres magazines. Elle réalise des portraits sur commande ainsi que des reportages photographiques, dont elle signe parfois les textes.

Dès la fin des années 1960, elle démarre aussi l’enseignement de la photographie dans divers établissements (la Parsons School of Design, la Rhode Island School of Design, et la Cooper Union). C’est aussi à cette époque (en 1963 et 1966) qu’elle obtient des bourses Guggenheim pour des projets sur les « Rites, manières et coutumes d’Amérique » et passe plusieurs étés à sillonner les États-Unis pour photographier toutes sortes de lieux et d’événements, comme des concours, festivals, rassemblements, personnes dans les habits de leur profession, halls d’hôtels, loges d’établissements de spectacle, salons chez des particuliers, etc. Tout cela constitue ce qu’elle appelle « les cérémonies considérables de notre présent ».

« Je veux photographier les cérémonies formidables de notre temps parce que nous avons tendance, en vivant ici et maintenant, à ne percevoir que ce qu’il y a d’aléatoire et d’aride et d’informe. Alors que nous regrettons que le présent ne soit pas comme le passé, et que nous désespérons qu’il devienne un jour le futur, ses habitudes innombrables et insondables sont dans l’attente de leur sens. Comme une grand-mère qui fait des confitures, je veux les rassembler et les préserver, parce qu’elles auront été si belles. […] Ce sont nos symptômes et nos monuments. Je veux simplement les sauvegarder, car ce qui est cérémoniel et curieux et banal deviendra légendaire. »

Certaines des photos qu’elle réalise à cette époque seront présentées lors de l’exposition intitulée « New Documents » qui se tient en 1967 au Museum of Modern Art de New York (encore lui !) et qui célèbre les nouveaux points de vue dans la photographie documentaire. Ses images y sont exposées aux côtés de celles de Garry Winogrand et Lee Friedlander (deux photographes dont nous reparlerons). C’est sa première grande exposition.

Cet événement attire l’attention sur son travail. Pourtant, bien que plusieurs institutions lui achètent des tirages pour leurs collections permanentes (ce qui est un gage d’une grande confiance pour un photographe), Diane Arbus n’a de son vivant que deux autres grandes expositions, et elle partage à chaque fois l’affiche avec d’autres photographes.

En 1970, elle édite un portfolio de dix photographies tirées, signées et annotées, conçu comme le premier d’une série d’éditions limitées de ses œuvres.

Mais le 26 juillet 1971, Diane Arbus s’ôte la vie le à l’âge de quarante-huit ans.

L’année suivante, les dix photographies de son portfolio sont les premières œuvres d’une photographe américaine à être exposées à la Biennale de Venise.

Diane Arbus photographiait avec une certaine distance, une approche que je qualifierais d’égalitariste. Devant son objectif, toutes les personnes sont regardées de la même façon, on ne cherche ni à attirer la pitié ni à provoquer la moquerie ou le rire, tout n’est que justesse. Elle commençait par discuter avec ces personnes, la photographie ne venant qu’ensuite.

Elle a abondamment puisé dans la littérature, le cinéma, la presse et les mythes populaires, mais si on voulait lui trouver une généalogie purement photographique, il faudrait aller chercher dans deux directions : du côté de Weegee qui, comme elle, aimait l’extrême et de l’autre côté, il y aurait Walker Evans, dont elle a admiré le regard critique.

Dans la plupart des photos d’Arbus, les modèles regardent droit vers l’appareil. Cela les fait souvent paraître encore plus étranges, presque détraqués. Ce qui rend la pose frontale si saisissante c’est que ses modèles sont souvent des gens dont on n’aurait pas attendu qu’ils se livrent si gentiment à l’appareil.


Regarder les photographies d’Arbus est une épreuve. Elle a souvent été décrite comme une voyeuse de “phénomènes de foire”, de “dérangés”, de “déviants” et autres personnes “irrémédiablement atteintes”, qu’elle a montré des “objets de révulsion”, des “horreurs” et des personnages “à glacer le sang”.
Et on oppose souvent à cela le fait que ses photographies expriment une profonde compassion pour les exclus.

Mais les choses ne sont pas si simples : l’angoisse que provoque son travail est réelle. Sa capacité à provoquer la peur, par exemple, est l’une de ses grandes forces, et cette émotion est ressentie par ceux qui aiment son travail autant que par ceux qui le détestent.

Les difformités et les étrangetés qu’elle photographie l’intéressaient non pas comme un fait direct, mais pour la manière dont elles façonnent le psychisme de la personne qui en est atteinte. C’est le sens qu’il faut donner à sa célèbre remarque :

« Les phénomènes de foire sont nés avec leur propre traumatisme. Ils ont déjà passé leur épreuve pour la vie. Ce sont des aristocrates. »

« J’ai pris des photos formidables. Celles de la fête d’Halloween, dans le New Jersey, des femmes retardées mentales… Les photos sont très floues et inégales, mais certaines sont magnifiques. ENFIN ce que je cherchais. Et j’ai l’impression d’avoir découvert la lumière du soleil, la lumière hivernale en fin d’après-midi… Elles sont si lyriques et tendres et jolies… C’est la première fois que je trouve un sujet où c’est la multiplicité qui compte. Je veux dire que je ne cherche pas simplement à faire la MEILLEURE photo d’elles. Je veux en faire plein. »

Arbus est vigilante à tous les aspects du travail photographique (que ça soit le choix des sujets et son rapport à eux, ou le matériel employé). Par exemple, dans les années 1950, elle utilise, comme beaucoup, un appareil 35 mm, mais, en 1962, elle commence à travailler avec un Rolleiflex 6 x 6. Elle a dit un jour, à propos de ce changement, qu’elle voulait éliminer le grain de ses photos.

« Je voulais voir les véritables différences entre les choses… entre la chair et l’étoffe, les densités des différents éléments : l’air et l’eau, et le brillant… Je suis devenue terriblement obsédée par la clarté », déclare-t-elle lors d’une master class en 1971.

Le format 6 x 6 va l’aider à définir un style classique, formel, faussement simple, qui apparaît aujourd’hui comme l’une des grandes caractéristiques de son travail. Aussi, du début de sa carrière au début des années 1940, Arbus a fait tous les tirages de ses photos elle-même. Elle tient un petit carnet technique qui contient ses formules de base, mais elle ne note pas de détails précis sur les conditions de tirage de chaque épreuve. Chaque fois qu’elle tire de nouveau une image, elle le fait de mémoire ou recommence à zéro. C’est pourquoi, parmi les tirages de Diane Arbus, il n’y en a pratiquement pas deux qui soient identiques.
L’analyse de la démarche de Diane Arbus permet d’appréhender toute la diversité de la pratique de la photographie.

« Pour moi, le sujet de l’image est toujours plus important que l’image. Et plus complexe. J’éprouve un certain sentiment pour la photo, mais ce n’est pas un sentiment sacré. Je pense que ce qu’elle est vraiment, c’est ce dont elle parle. Il faut que ce soit une photo de quelque chose. Et ce dont elle parle est toujours plus remarquable que ce qu’elle est. »

Les leçons à en tirer

À chaque épisode, j’ai toujours le même problème. Que la carrière du photographe présenté soit terminée, longue ou courte, il m’est souvent difficile de ne retenir que quelques leçons d’une pratique riche et variée.

Pour Diane Arbus, vous pouvez retenir ces 3 leçons :

Intéressez-vous vraiment aux gens que vous photographiez, à ce qu’ils sont, ce qu’ils ont vécu. Allez au fond des choses. C’est sans doute la meilleure façon de passer vos photographies de portrait au niveau supérieur. De passer des apparences, au sens.

Ne laissez rien au hasard. Arbus s’intéressait à toutes les étapes de la production de ses images, et faisait toujours en sorte que son matériel, ses réglages et ses travaux de laboratoire aient un sens et lui permettent de réaliser sa vision. Investissez-vous autant, ça paye sur la durée.

N’ayez pas peur d’être différent, suivez votre vision. Arbus est issue d’une famille bourgeoise, et elle a passé sa vie à faire l’opposé de ce que l’on attendait d’elle, parce qu’elle a suivi ses envies.

Conclusion

En quoi Diane Arbus a-t-elle révolutionné la photographie ?

Une des forces du travail d’Arbus, c’est qu’elle réussit à prendre une place bien à part tout en s’inscrivant clairement dans l’Histoire de la photo. Ses portraits en noir et blanc s’inscrivent à première vue dans une démarche de photo-documentaire telle qu’elle se développait en Amérique dans les années 50-60. Cependant, elle ne fait pas du reportage ni de la sociologie. Elle « plonge » au cœur de ses sujets. Elle n’en fait pas des emblèmes ou des icônes, au contraire : elle saisit leurs quotidiens, leurs corps. Ces êtres bizarres et dérangeants à première vue, elle les embrasse sans jugement ni distance.

Au moment de l’expo au MoMA, le conservateur John Szarkowski écrit sur son travail :

“Leurs prédécesseurs se mettaient au service d’une cause sociale. Ils voulaient montrer ce qui n’allait pas et persuader les autres d’agir pour y remédier. Le but de ces jeunes photographes n’est pas de réformer la réalité, mais de la connaître.”

Durant sa carrière, qui n’a duré qu’à peine plus de quinze ans, elle a produit une œuvre qui, par son style et son contenu (et aussi par l’influence qu’elle continue d’exercer), lui vaut d’être considérée aujourd’hui comme l’une des photographes les plus importantes de notre temps.

La rétrospective majeure organisée par le Museum of Modern Art en 1972 a attiré à New York plus de deux cent cinquante mille personnes ; elle a ensuite circulé dans le reste des États-Unis et au Canada.

La monographie Diane Arbus, publiée par Aperture en lien avec l’exposition, s’est vendue à plus de trois cent mille exemplaires. De grandes expositions exclusivement consacrées à son œuvre ont circulé dans une grande partie du monde, et notamment dans les pays suivants : Australie, Allemagne, Italie, Japon, Pays-Bas, Nouvelle-Zélande, Espagne et Royaume-Uni.

Preuve s’il en est, que le temps finit toujours par récompenser le travail et le talent, l’un n’allant jamais sans l’autre.

Les ressources pour aller plus loin (livres, expos)

https://www.youtube.com/watch?v=Q_0sQI90kYI&
https://youtu.be/Q_0sQI90kYI

  • Diane Arbus, Paris, Éditions de la Martinière, en collaboration avec le Jeu de Paume, 2011 (édition francaise de Diane Arbus, Aperture, New York, 1972, éd. revue en 2011).
  • Diane Arbus: Magazine Work, New York, Aperture, 1984.
  • Diane Arbus: The Libraries, San Francisco, Fraenkel Gallery, 2005.
  • Diane Arbus. Une chronologie, Paris, Éditions de La Martinière, en collaboration avec le Jeu de Paume, 2011 (édition française de Diane Arbus: A Chronology, New York, Aperture, 2011).
  • Revelations: Diane Arbus, New York, Random House, 2003.
  • Sans titre : Diane Arbus, Paris, Éditions de La Martinière, 1995 ; éd. revue en 2011 (édition française de Untitled: Diane Arbus, New York, Aperture, 1995 ; éd. revue en 2011).
  • Arbus, D. (2003). Diane Arbus : revelations. New York: Random House.
  • Patrick Roegiers, Diane Arbus ou le rêve du naufrage, Éditions du Chêne, 1985, réédition Perrin, 2006
  • Patricia Bosworth, Diane Arbus. Une biographie (1985), Éditions du Seuil, 2007
  • Jean Kempf et Morgan Riou, « Fur : un portrait imaginaire de Diane Arbus », dans : Transatlantica, 1 | 2007
  • Violaine Binet, Diane Arbus, Grasset, 2009
  • Bertrand, A. (2005). Qui a peur de Diane Arbus ?. Vacarme, 30(1), 94-99. doi:10.3917/vaca.030.0094.
  • “Diane Arbus, la révolution du portrait”, en ligne sur : https://www.lemonde.fr/culture/article/2005/10/19/diane-arbus-la-revolution-du-portrait_700977_3246.html
  • “Diane Arbus. Si particulière. “, en ligne : https://www.liberation.fr/grand-angle/2004/01/12/diane-arbus-si-particuliere_464958
  • « Diane Arbus, un portrait américain à rebours », en ligne sur : http://elles.centrepompidou.fr/blog/?p=622.

 

 

Laurent Breillat
J'ai créé Apprendre.Photo en 2010 pour aider les débutants en photo, en créant ce que je n'avais pas trouvé : des articles, vidéos et formations pédagogiques, qui se concentrent sur l'essentiel, battent en brêche les idées reçues, tout ça avec humour et personnalité. Depuis, j'ai formé plus de 14 000 photographes avec mes formations disponibles sur Formations.Photo, sorti deux livres aux éditions Eyrolles, et édité en français des masterclass avec les plus grands photographes du monde comme Steve McCurry.
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