Souvenez-vous : il y a plus d’un mois j’annonçais aux abonnés à la newsletter que j’allais interviewer un photojournaliste indien, et je vous demandais de poser vos questions. Et bien voici enfin cette interview de près de 30 minutes !

Les abonnés à la newsletter ont été nombreux à me poser leurs questions, même si je n’ai pas pu toutes les poser. Sans plus attendre, je vous laisse avec la vidéo de l’interview, qui dure environ 30 minutes. En anglais évidemment, mais avec des sous-titres en français, qui normalement sont activés par défaut 😉 (sinon cliquez sur le petit signe “CC”)

YouTube video

(Désolé pour la qualité de l’image et du son, les conditions étaient loin d’être idéales : travaux juste à côté, journée passée dans les administrations indiennes après la perte de mon passeport, avion le lendemain… 😉 )

Pour ceux qui préfèrent lire, voici la transcription texte complète de la vidéo, mais vous perdez les gestes qui illustrent bien le propos.

 

Laurent Breillat : Bonjour Gurinder.

Gurinder Osan : Bonjour.

LB : Merci de prendre un peu de temps pour faire cet entretien. J’ai reçu beaucoup d’emails de mes lecteurs après leur avoir indiqué notre futur entretien, donc il me semble qu’ils sont tous très intéressés.

Donc pour commencer, pourriez-vous nous donner une vue d’ensemble de votre carrière et de votre travail actuel.

GO : Je travaille actuellement pour le Hindustan Times. Je suis ici le Photo Editor au niveau national. Je suis responsable de toutes les éditions du Hindustan Times et je coordonne le travail de nos collaborateurs photographes dans plusieurs villes d’Inde.
Voilà mon profil dans les grandes lignes. Je viens juste de quitter Associated Press, où j’avais passé 10 ans comme photographe principal. Nous étions là-bas aussi une équipe nombreuse couvrant l’Asie du Sud. Moi je couvrais l’Asie du Sud mais je suis souvent allé en Afghanistan, en Chine, pour les Jeux d’Asie, en Australie. On voyageait beaucoup.
On voyageait beaucoup, mais mon terrain principal était l’Asie du Sud.

Ça c’était 10 ans de ma carrière. Avant cela, j’ai travaillé en freelance, j’ai fait différents styles de photographie. J’ai fait de la photo de publicité, de la photo culinaire pour des magazines de cuisine, architecture. Avant cela, j’ai travaillé pour des magazines de business, j’ai travaillé pour “Business World”, un des plus grands dans le domaine. Là beaucoup des photos servaient à illustrer des profils dans le milieu des affaires. C’était une approche particulière du travail, de la photo d’entreprise.

Avant cela, je travaillais pour…. C’est là que j’ai commencé ma carrière. Donc j’ai commencé en 1991. C’est il y a longtemps !

Juste un an avant, j’avais terminé le Delhi College of Arts, j’étais en dernière année.
C’est là que j’ai commencé…
LB : Ok ! Puisque l’on parle de la carrière et des études, j’ai une lectrice, Valentine, qui souhaite devenir photo-journaliste. Elle demande quels cours ou études sont conseillés pour ça. Ou s’il s’agit de se former soi-même…
Je suppose qu’il doit y avoir des tas de manières de devenir photojournaliste…

GO : Oui… Le fait est que j’ai eu de la chance, parce que j’ai pris très tôt la décision dans ma vie, de devenir photographe. Probablement lorsque j’étais en «grade 8», je ne sais pas comment vous appelez ça en français mais…

LB : Quel âge aviez-vous ?

GO : Je devais avoir environ 14 ans à l’époque.
J’allais souvent à la bibliothèque du centre américain et je terminais tous les livres sur la photo. Donc, depuis très jeune, je me passionnais vraiment sérieusement pour la photographie.
Mais je n’avais pas d’appareil, donc, j’ai vraiment commencé à faire des photos quand j’avais 17 ans…

En Inde nous avons ce qu’on appelle les “Board Exams”. Lorsque tu finis le lycée, tu es supposé atteindre le meilleur classement possible pour obtenir une place à l’université. Mais j’étais trop engagé dans la photo à cette période, et mes notes en avaient beaucoup souffert !

Donc il me restait un champ d’options très réduit. En même temps, j’étais très centré sur la photographie, j’étais sûr que je voulais être photographe.

Alors ce que j’ai fait… En Inde il n’y avait pas vraiment… Enfin, il y en a maintenant, mais pas à mon époque, il n’y avait pas d’écoles spécialisées dans la photographie, donc je n’avais pas de possibilités dans ce sens.

Mais comme j’étais sûr que c’était ce que je voulais faire, mes notes, dans les matières où j’aurais pu montrer des qualités, étaient très basses.

Pourquoi… Parce que je n’étais juste plus intéressé par les études… Ce qui n’était peut-être pas le mieux que j’ai pu faire parce qu’en fait, j’étais bon élève. Mes notes ont juste chuté, parce que j’avais juste perdu l’intérêt pour les études.

J’étais sûr de vouloir faire de la photo.

Mais j’étais sûr que je voulais entrer au Delhi College of Arts.J’étais certain de ce choix. Parce que je pensais que si je faisais les Beaux-Arts, j’arriverais à me rediriger vers une carrière de photographe. Et il n’y avait pas beaucoup d’autres options. Donc j’ai choisi ce cours.

Et pendant les deux mois qui précèdent l’examen d’entrée, j’ai travaillé comme un fou. Je peignais, j’ébauchais, je m’exerçais toute la journée. Vraiment je passais mon temps à m’exercer. Je suis allé à au département universitaire d’art, j’ai étudié le déroulé de l’examen, ce qui était demandé etc. J’ai rencontré des camarades, qui m’ont briefé sur l’examen, ils m’ont même montré l’endroit où ça se passait.

Donc j’étais complètement préparé pour l’examen. Et je n’avais pas le choix : il fallait que je réussisse.

LB : Et quand on n’a pas le choix, on se lance !

GO : Mais il y avait une pression de plus parce que je n’avais pas d’autres options. Et pour ma famille aussi, j’avais toujours été bon élève et d’un coup je n’avais pas de bon dossier à montrer, et en même temps, j’avais besoin d’entrer dans une bonne école.

Ma famille ne me mettait aucune pression, mais croyait en moi et me disait “C’est très bien ton projet, mais alors fais-le bien”.

Et en réalité, ça c’est une grosse pression, parce que tu sais que l’on attend de toi que tu réussisses ! Et tu n’as pas de notes à montrer, et seulement un unique objectif. Et tu as intérêt à faire de ton mieux !

Finalement l’examen s’est passé, bien passé. Et sur le tableau des résultats je cherchais dans le milieu, et quelqu’un du groupe d’amis que j’avais rencontré à l’école, m’a tapé dans le dos et m’a dit, il est tout là-haut ton nom !

Donc c’était positif, dans le sens où j’avais fait un choix, et j’ai mis toute mon énergie, en me disant, “c’est ça mon rêve”, et je vais faire tous les efforts possibles pour y arriver.

C’est ce que disait quelqu’un dans un entretien avant-hier, ou peut-être que c’était hier, il disait la même chose : d’abord définis ton rêve, et ensuite, mets tous les efforts possibles pour le rendre réel. Mais définis le rêve d’abord. N’avance pas comme ça au hasard.

LB : C’est une très bonne leçon en réalité, pas seulement concernant la photographie.

GO : Exactement, ça vaut pour tout. Fais un choix, définis ton rêve, et ensuite mets-y toute ton énergie. Ne te dis pas, oh je vais faire un peu de ci et un peu de ça et ensuite je vois. Tu fais un choix et si tu es sûr que c’est vraiment ça que tu veux faire et être, alors n’attends pas pour y revenir plus tard. Fais tes choix, la vie n’est pas si longue que ça en fait. On pense que c’est long, mais en fait ce n’est pas long…

LB : Oui on ne sait jamais…

GO : Donc si tu penses que tu as trouvé ton objectif, mets tout ton énergie pour l’atteindre. Trace ta route et poursuis-la !

LB : Gilles vous demande ce qui vous a mené à devenir photojournaliste. Pas seulement un photographe, mais un photojournaliste.

GO : J’ai commencé en pensant que je serais photographe au National Geographic. Donc les choix qui s’ouvraient naturellement étaient de photographier l’environnement naturel, la nature. Ce qui est toujours quelque chose que j’aime beaucoup. Donc j’ai beaucoup photographié Mère Nature, je dirais.

L’autre direction était de photographier la vie elle-même. Ce que j’appellerais maintenant une sorte de documentaire. C’étaient les deux directions qui m’attiraient fondamentalement. Il y avait Ansel Adams d’un côté, tous les photojournalistes de l’autre.

Donc… Entre ces deux choix…

Les paysages, je n’ai encore jamais gagné d’argent avec ça.

LB : Et il est difficile de gagner assez d’argent en photographiant des paysages…

GO : Oui… Tu peux en fait. Mais je ne me suis jamais vraiment lancé. Je sais que d’autres y arrivent, je devrais essayer. Mais pour moi, dans le domaine du documentaire, où je me dirigeais, le photojournalisme était le plus proche de ce que je me sentais capable de faire, tout en gagnant ma vie.

Donc à partir du rêve que j’avais, c’est dans cette direction que je me suis rapidement dirigé. Ça paraissait le choix le plus logique. Donc voilà comment j’ai décidé.

Même si avec mon diplôme des Beaux-Arts, j’aurais pu faire autre chose, j’étais sûr de vouloir être photo-journaliste et de faire ce type de documentaire…

LB : Selon vous, quelles sont les qualités et compétences essentielles d’un photojournaliste ?

GO : Laisse-moi commencer avec les qualités, les compétences sont quelque chose de différent.

Les qualités d’un bon photojournaliste ce serait quelqu’un qui est sensible à la société et au monde dans lequel il vit. En termes de compréhension du monde, de ses problématiques.

En réalité, dans le mot photojournaliste, il faut considérer les deux mots : photo, journaliste.

En tant que photographe, il peut utiliser ses compétences techniques, le langage photographique de son appareil, pour communiquer quelque chose. Et en même temps, on attend du journaliste qu’il observe les problématiques, le monde d’une manière sienne. Et de revenir avec une manière d’expliciter le monde dans lequel il vit. Donc il est l’oeil du monde, il est notre oeil sur le monde.

Nous sommes témoins des choses qui se passent. Ce sont les photojournalistes qui sont présents sur les scènes des évènements importants, ou même moins. Et qui nous permettent d’en avoir une image le jour suivant. Donc notre rôle est assez important. Et c’est pour ça que tu dois être sensible aux évènements autour de toi. Tout en étant capable de retranscrire, d’une manière qui puisse être comprise par tout le monde facilement.

Ce n’est pas comme la photographie d’art par exemple. C’est de la communication de masse, il faut cibler de nombreux différents types de populations. Une bonne image pour un photojournaliste, c’est une image qui ne t’inspire aucun doute sur ce que tu veux dire à travers elle. Tu es immédiatement en connexion avec cet évènement particulier, cette scène, ou autre, selon le cas. À la vue de l’image, il n’y a pas de doute qui demeure. Pour moi c’est une image photojournalistique efficace.
Concernant les compétences, le photojournaliste doit bien connaitre son équipement. Ce dont ses optiques sont capables. Il doit être opérationnel, parce que tu n’as souvent que quelques secondes, parfois moins que ça. Tu captes vraiment l’image au moment où elle survient. Ça doit être comme une seconde nature. Tu ne peux pas être occupé à réfléchir ou analyser quand quelque chose survient. Tu dois être au clair avec tes compétences, et tu dois être prêt, avec une capacité de prévision.

Tu ne peux pas être en train de changer une fonction sans tenir compte du fait que quelque chose peut arriver à tout moment.

LB : Oui, et il faut être prêt à tout moment.

GO : En une microseconde tu dois être prêt. Quelque chose arrive, tu photographies. Et tu n’es pas occupé à des réglages…

LB : Oui, on n’a pas le temps de régler si précisément, comme pour des paysages…

GO : Donc c’est une approche particulière. Tu n’auras peut-être pas la finesse d’un autre style de photo, comme dans le cas des paysages comme tu disais, où j’ai le temps d’attendre la bonne lumière, préparer ma composition, inclure tout ce que je veux inclure dans l’image, mettre l’appareil sur trépied…

Dans un tel contexte, chaque manière est propre à chaque photographe.

Dans le cas du photojournaliste, on a aussi l’occasion de faire ces choix-là, mais dans un espace de temps vraiment très réduit. Plus souvent que le contraire, tu as un temps infime. Dans ce laps de temps, pendant que les choses surviennent, et avant qu’elles ne changent, tu dois savoir ce que tu veux vraiment dire.

Une fois que tu as tes paramètres réglés, et ton ressenti par rapport à l’évènement, comme photojournaliste, comme photojournaliste complet, photo et journaliste, alors tu as ta photo.

Parce que quel que soit l’évènement, tu sais ce que tu veux dire, et ce qui doit être montré. Et souvent il y a beaucoup de choses qui se passent. Tant de façons de voir possible, tant de perspectives. Un bon photojournaliste, capte l’essence de cette image. Rapidement, et connait suffisamment la technologie dont on se sert, pour ramener l’image le plus rapidement possible au journal ou autre.

Donc c’est une chose de faire une bonne photo. Il faut aussi travailler avec les partenaires, pour la ramener vers le système où elle pourra être vue.

LB : Particulièrement dans le cas des quotidiens.

GO : Oui.

LB : A la différence des hebdomadaires ou mensuels, où on a sans doute le temps de post-traiter ses images.

GO : Je repense à cet exemple connu en Asie, que nous donnait un collègue à propos de cette image célèbre d’un combat de boxe au Zaire, où Mohammed Ali avait été battu, ou avait-il gagné, je ne suis plus trop sûr.

Mais le photographe, (c’était une image célèbre de cette période) avait mis 24 heures pour transférer cette image. Juste pour transférer de là où il se trouvait. C’était le type de technologie que l’on avait ici.

Même quand je couvrais le tsunami, la première image que je voulais envoyer du désastre en Inde, j’ai dû l’envoyer à travers une ligne téléphonique. C’était tout ce qu’on avait. Mais au moins on avait quelque chose. Donc j’essaye d’envoyer cette image d’où je suis au bureau de Delhi, avec cette connexion téléphonique. La taille du fichier était seulement de 419 kilo-octets, et ça m’a pris 5 heures pour l’envoyer !

Et je n’ai pas fait de compromis sur la qualité de mon image parce que je savais que c’était vraiment cette image que je voulais envoyer. Elle avait toutes les qualités, qu’un superviseur souhaite.

LB : Donc elle pouvait être utilisée dans de grandes dimensions, donc on ne peut pas envoyer une mauvaise qualité.

GO : Elle a été utilisée dans des magazines, dans le International Herald Tribune. Elle a été utilisée en grande dimension.

Je ne l’ai pas vue, à ce moment-là je voyageais, mais elle a été utilisée en très très larges dimensions. Dans le International Herald Tribune et ensuite à travers le monde, car je n’avais pas fait de compromis sur la qualité mais, …

LB : 5 heures !

GO : 5 heures…

Donc il y a beaucoup de critères qui entrent en compte. À côté de la connaissance du sujet, la compréhension par les gens de ce que tu as photographié, une bonne connaissance du contexte de l’histoire.

Parce que si c’est ton histoire à toi c’est une chose, mais si tu photographies une histoire qui existe, tu crées des images qui ajoutent à cette histoire… Je ne dis pas qui s’incluent dans cette histoire, je dis qui ajoutent à cette histoire.

Ce n’est pas juste le fait d’illustrer une histoire, c’est plutôt d’illustrer, d’accord, mais d’aller au niveau supérieur, parce que la photo est un média particulier. Donc il faudra ajouter de la valeur à ton image, plus que ce que le texte dit. Ce n’est pas juste illustrer, c’est ajouter, aller au-delà.

LB : Oui, une image est parfois meilleure qu’un long texte pour dire quelque chose.

GO : Oui parce souvent l’approche consiste à dire : bon nous avons une histoire et donc on doit faire une photo. Mais l’image n’est pas là pour remplir l’espace seulement. Elle doit être là non pas pour dire ce que l’histoire dit, mais pour dire quelque chose de plus. Il peut y avoir 100 mots, et on peut en remplacer 900 autres pour en dire plus à travers le langage photographique.

Et c’est un langage propre, que chaque photojournaliste doit exploiter à fond. Avec chaque image, on doit faire ça. On ne devrait pas être satisfait d’une bonne image par an. Chaque image devrait être un défi pour nous.

LB : Donc nous nous sommes rencontrés lors d’une rencontre photo il y a deux mois, à Delhi, et vous présentiez votre travail sur le tsunami. Et j’ai été très impressionné par votre travail, je pense que la plupart de mes lecteurs aussi, parce que j’ai beaucoup de questions concernant ceci, et concernant le travail de photojournaliste en général.

D’abord, Pascal pose une question que je pensais vous poser aussi. Il nous dit que prendre une bonne photo exige de la concentration et de bonnes compétences techniques. Il demande comment vous arrivez à maitriser votre art, et vos compétences, dans des conditions difficiles comme le tsunami, des catastrophes naturelles, des drames humains, …

GO : Je peux répondre rapidement à cette question.

Dans la photo, lorsque vous attrapez votre appareil, et que vous photographiez quelque chose, la première chose qui arrive est le choix de moment.

C’est une fraction de seconde, après plusieurs secondes qui viennent de passer avant. Donc vous choisissez cette seconde particulière. Mais quand tu choisis cette seconde-là, il y a une sorte de processus qui se fait. Pas ça, pas ça, ça.

Et si tu étais là, ce serait pareil, pas ça, pas ça, ça. C’est un moment organique, très intéressant. Et c’est très logique aussi. Et d’où vient cette logique ? Elle vient de notre propre expérience, de notre propre vie. Parce qu’inconsciemment, je sais que ce n’est pas ce que je veux dire, c’est plus proche de ce que je veux dire,…

C’est aussi comme un processus de négation, tu rejettes, pas ça, pas ça, ça.

Dans une certaine mesure c’est aussi comme un concert, tu as l’introduction et ensuite commence le crescendo. L’image que tu vas avoir, est le crescendo de toutes ces choses qui viennent de passer, devant toi, et dans ta tête, et d’autres choses qui mènent au crescendo.

Et là tu as peut-être ton image. Elle résulte du “pic” créé par le contexte, du “pic” de ton ressenti, et le “pic” de ton fonctionnement propre, qui te mènent à : “Oui, c’est ça que je voulais !”

LB : J’ai aussi beaucoup de questions concernant l’éthique. Voilà encore un sujet que nous avions abordé il y a deux mois avec vous, nous avions de nombreuses questions sur le sujet, parce que c’est évidemment très important.

Arnaud, Yann, Grazziella, Philippe, ont tous plus ou moins la même question : Il est nécessaire de prendre des photos dans des lieux où les gens ont tout perdu, y compris leurs familles, enfants,… Comment rester dans le témoignage, et ne pas tomber dans le voyeurisme ?

GO : C’est sûr que c’est un choix très difficile dans ces cas-là, et parfois tu te sens vraiment à la frontière. Tu arrives avec ta situation de confort, avec ton appareil, ce qui est un outil très cher, avec ta bouteille d’eau, avec ton sac possiblement plein de nourriture. Et tu es habillé correctement, et tu sais qu’après tu vas rentrer, qu’un taxi est en train de t’attendre, et là je vais photographier des gens qui sont perdus, qui ont perdu des parents, qui sont dans un état de choc, et moi je suis avec mon appareil, c’est là que…

Ta sensibilité comme personne, d’un être humain à un autre, va primer sur le reste. Ca se passe dans les yeux aussi, imprimé. En tant qu’humain, on est sensible les uns entre les autres par notre manière de se présenter les uns aux autres. Et la manière dont on se présente aux autres de l’intérieur, qui est la plus importante, doit se voir dans tes yeux.

Donc si on sent l’intention dans tes yeux, de ce que tu veux dire, du pourquoi tu es là. Suis-je là pour prendre ma photo et m’en aller, rejoindre le repas qui m’attend, ou suis-je là parce que je ressens quelque chose quant au sujet, parce que je sens que quelque chose est arrivé, et que ça doit être montré au reste du monde pour que quelque chose puisse changer par rapport à cette situation particulière.

Ou cela peut amener d’autres changements, comme le cas du tsunami, où les gens ont créé un système d’alerte au tsunami par exemple. Ou encore l’assistance, qui est arrivée pour aider les gens.

Mais tout cela c’est encore pour plus tard, la première chose est ton intention et ta manière d’aborder ton travail. Si tu es honnête avec toi-même, et sur la raison pour laquelle tu es là, ça se reflète dans tes yeux aussi, et les gens ne regarderont alors pas ton appareil, ils regarderont ton visage et tes yeux, et si tes yeux sont honnêtes, dans 99.99 % des cas, il n’y aura pas d’objections.

Tu ne dois pas approcher les gens directement avec l’appareil. Tu dois approcher avec respect, avec humilité : je suis là parce que c’est mon travail dans ces situations, je ne suis pas là pour interférer, ou déranger. Après tu finis par le voir, même sans parler, ça passe par les yeux, tu ressens que tu as le feu vert pour reprendre ton appareil.

Ça peut donner des choses très belles aussi dans des cas de situations très dures.

LB : Et.. où placez-vous la limite ? Vous arrive-t-il de vous retenir de prendre une photo ?

GO : Il y a des situations où tu dois te demander, ai-je vraiment besoin de cette photo ?

En tant que photojournaliste, qui a vu beaucoup de choses, et sait le rôle des images, je dois me demander, est-ce que j’ai besoin de cette image ? Et si oui, est-ce la meilleure façon de le faire, ou ai-je une autre option où je ne m’imposerai pas, je ne dérangerai pas, où j’ajouterai à tout ce qui vient déjà de se passer.

Si tu es honnête, tu ne feras pas de mauvais choix, tu sauras que, et j’ai vu des gens le faire, si quelqu’un est en train de prier dans une église, une semaine après le tsunami, pleurant ses morts, j’ai vu des gens avec leurs appareils prêts à prendre des photos comme ça.

Ça, pour moi, c’est le pire que tu puisses faire pour cette personne. Je pense que nous avons nos propres règles comme photographe, pour moi ce que tu fais c’est exagérer quelque chose, en usant d’une optique qui déforme (un grand-angle), en insistant sur les larmes, en approchant ton objectif du visage de quelqu’un.

Mépriser quelqu’un avec le regard, même en étant dans l’objection, j’ai vu des gens faire ça. C’est aussi un business, oui il y a des gens qui font ça.

La même photo par exemple, aurait pu être prise à distance, il y a quelque chose qui s’appelle un téléobjectif. En captant l’exacte même chose, aussi bien, si ce n’est mieux. Mais avec respect, et toutes les valeurs présentes.

Donc tout dépend, c’est un choix, c’est la sensibilité du photographe. Un photographe plus sensible en fait de meilleures.

LB : Pas seulement comme photojournaliste d’ailleurs.

GO : Oui, dans n’importe quelle situation.

LB : Pour finir, j’ai une question très intéressante de Jean-Philippe, qui demande si vous pensez qu’en tant qu’indien, vous avez une sensibilité et une approche différentes des photographes occidentaux ?

GO : Je crois que la grosse différence en Inde, est le fait qu’on soit si nombreux ! Il n’y a pas vraiment d’endroit où tu puisses aller et trouver un peu de solitude !

LB : Oui je n’ai pas trouvé !

GO : Vous ne trouverez pas !

Parce qu’il y a des gens partout ! Donc il y a tant de gens, et donc autant de gens à photographier… Et aussi parce que les médias sont devenus actifs, les gens sont moins réticents à se confronter à l’appareil. Et même, ils exagèreront leurs réactions, ils feront comme ça, ils joueront avec la caméra, parfois même tu ne voudrais pas !

LB : Oui j’ai remarqué ! Parfois tu veux passer inaperçu et c’est difficile ici !

GO : Très difficile! Tu dois juste jouer longtemps, attendre ton moment, ne pas oublier ce que tu es venu chercher.

Donc en Inde… par exemple, j’ai entendu parler, c’est dur à croire pour moi, mais que dans la plupart des sociétés occidentales, tu ne peux pas photographier des gens comme ça, qu’ils peuvent même te poursuivre. Que c’est très difficile de photographier en public,

LB : Oui en fait tu n’as pas le droit de publier, tu as le droit de les prendre, mais pas de les publier ensuite.

GO : Sauf si tu as leurs autorisations préalables.

LB : Oui en théorie, tu dois leur faire signer un papier, la plupart ne le fait pas mais en théorie tu dois.

GO : J’espère que nous n’atteindrons pas ce point, d’obtenir une autorisation de chaque personne photographiée.

LB : En fait il existe une exception pour le photojournalisme. Si on se trouve dans un endroit public, les gens sont supposés voir le photographe, et peuvent lui demander de ne pas utiliser cette photo.

Oui sinon, faire du photojournalisme serait un enfer..

Il faudrait faire signer à 200 personnes !

GO : En fait, on a des règles similaires ici aussi. On ne peut pas comme ça publier les photos de quelqu’un, mais je ne sais plus à quel endroit j’ai lu ça, il y a des autorisations à demander, quand tu fais de la photo publicitaire, et que tu photographies quelqu’un même dans une situation publique, pour utiliser la photo à des fins publicitaires, dans ce cas tu as besoin d’autorisation, ou même quand tu photographies et utilises la photo à d’autres fins que prévues. Dans ce cas aussi tu dois informer la personne de l’utilisation.

Il y a des règles, mais ce n’est pas si sévère.
Ce n’est pas trop dur, ça va.

Et les gens n’ont pas de problèmes avec ça, ils ne sont pas si gênés d’être pris en photo.

LB : Oui en fait quand on demande…

GO : Ils ne savent pas pourquoi tu demandes !

Oui ce n’est pas bien compliqué.
Et ce n’est pas trop dans la culture de poursuivre quelqu’un pour avoir été photographié.

LB : Quand je demande en Inde, les gens ne disent jamais non. Parfois en France, si.

GO : Oui, moi je dirais que c’est bien de demander.

Est-ce mieux de demander : oui!

Et parfois il faut chercher l’approbation, par le geste.

LB : Oui juste un regard et un sourire.

GO : C’est suffisant oui!

LB : Spécialement quand tu ne parles pas la langue. J’ai été dans des endroits où les gens ne parlaient pas anglais, donc je montrais l’appareil pour demander, et les gens en général disaient oui.

Parfois ils veulent juste que tu leur demandes…

Merci beaucoup pour cet entretien

GO : De rien

LB : C’était très intéressant.

Ça m’a beaucoup intéressé et je suis sûr que mes lecteurs aussi.

Donc merci beaucoup !

 

 

Laurent Breillat
J'ai créé Apprendre.Photo en 2010 pour aider les débutants en photo, en créant ce que je n'avais pas trouvé : des articles, vidéos et formations pédagogiques, qui se concentrent sur l'essentiel, battent en brêche les idées reçues, tout ça avec humour et personnalité. Depuis, j'ai formé plus de 14 000 photographes avec mes formations disponibles sur Formations.Photo, sorti deux livres aux éditions Eyrolles, et édité en français des masterclass avec les plus grands photographes du monde comme Steve McCurry.
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