“Je suis en guerre avec l’évidence.” – William Eggleston

William Eggleston est sans aucun doute un photographe des plus clivant. Incompris et parfois détesté par certains, totalement adulé par d’autres, son œuvre ne laisse jamais indifférent.


YouTube video

Cliquez ici pour afficher/masquer la transcription complète

“Je suis en guerre avec l’évidence.” – William Eggleston

Lors du dernier salon de la photographie, j’ai réalisé un petit jeu qui visait à tester votre culture photographique. Il consistait à retrouver qui étaient les auteurs d’une sélection de photographies historiques. Je vous mets d’ailleurs le lien vers la vidéo. Parmi ces photographies, une vous a laissés perplexes plus que les autres…

Il s’agit du Red Ceiling, le plafond rouge, réalisé par William Eggleston, l’incroyable photographe dont il sera question aujourd’hui.

William Eggleston est sans aucun doute un photographe des plus clivant. Incompris et parfois détesté par certains, totalement adulé par d’autres, son œuvre ne laisse jamais indifférent.

Il est né en 1939 à Memphis (Tennessee) dans une famille de la classe moyenne, qui s’intéresse peu à l’art. Enfant, il pratique le piano, mais ne commence la photographie qu’à l’université. C’est une période de sa vie qu’il dit avoir peu appréciée, il y navigue entre différents cursus sans en sortir diplômé. C’est là qu’un ami lui donne son premier appareil Leica. Une marque qu’il collectionnera par la suite, parmi d’autres.

C’est pour lui un déclic : il se met à faire des photographies autour de Memphis, à étudier l’art et se découvre un certain goût pour l’expressionnisme allemand. Sa photographie est d’abord faite en noir et blanc : fasciné par Henri Cartier-Bresson, Eggleston rêvait de produire de parfaites fausses photographies du maître. Il se rend vite compte qu’il s’agit d’une impasse, et développe son propre style : une vision originale du quotidien américain et de sa banalité : supermarchés, diners, stations-service, automobiles, tout y passe, et désormais en couleur.

Il faut bien comprendre qu’à l’époque, la photographie couleur était peu présente dans les musées. L’art photographique se voulait être en noir et blanc et rien d’autre. C’est par un heureux hasard qu’il rencontre John Szarkowski, conservateur de la photographie au Musée d’art moderne de New York, une figure centrale de la photographie, à qui on doit de nombreuses découvertes, comme celle de Diane Arbus, par exemple.
Il rencontre un jeune homme, qui trimballe dans une valise des photographies colorées. Convaincu de l’intérêt du travail d’Eggleston, il pousse le musée à acheter ses premières photographies à la fin des années 1960.

Arrive la dernière pièce du puzzle, qui a fait d’Eggleston l’artiste qu’il est : la découverte du Dye-transfer. De 1973 à 1974, il a enseigné à Harvard, et c’est en consultant le catalogue d’un laboratoire de Chicago qu’il entend parler du procédé, qui promet les plus belles couleurs qui soient. Il s’y essaie, et ne fera plus jamais marche arrière.

“Toutes les photos que j’ai imprimées par la suite à l’aide de ce procédé étaient magnifiques, et chacune semblait encore plus belle que la précédente.” William Eggleston

Ce procédé est très coûteux, et principalement dédié à la publicité. La première image coûte près de 150 $ à produire, une fortune pour l’époque. Puis le coût est dégressif. Employer cette technique pour des images couleur, en petite quantité et pas encore regardées comme de l’art avait de quoi faire grincer des dents à l’époque.

En 1976, le MoMA présente une exposition solo de son travail, dont le catalogue, The William Eggleston Guide’s, est devenu mythique.

C’est une étape cruciale de son parcours, celle qui le fera connaître du grand public. Les critiques sont mitigées, mais le résultat est là : la photographie couleur est rentrée dans le monde muséal.

Eggleston n’est cependant pas le premier photographe couleur exposé par le musée, c’est Ernst Haas qui l’est en 1962, mais c’est lui que l’on retiendra. La faute sans doute à un contexte plus favorable, notamment grâce à l’impression couleur qui est beaucoup plus présente qu’à l’époque de Ernst Haas et permettait une meilleure diffusion des images.

La carrière d’Eggleston est lancée, et il ne s’arrêtera jamais de photographier et d’exposer. Il reste un non-conformiste dans l’âme. Pour illustrer ça d’une anecdote : pris d’une lubie de faire de la vidéo dans les années 70, il réveillait ses filles pour les filmer, et leur apprendre à rester toujours sur le qui-vive. Une approche très personnelle de l’éducation.

Tout au long de sa carrière, il a popularisé la photographie couleur, et son sujet de prédilection “The banal. Il photographie principalement les objets de la vie quotidienne américaine, et, par son sens aigu de la composition et des couleurs, en tire de véritables œuvres d’art.
Il est temps désormais de s’intéresser à quelques-unes d’entre elles.

La photographie de William Eggleston est démocratique : chaque sujet y est traité avec la même importance. C’est ce que nous allons voir en nous penchant sur 3 de ses œuvres.

 

Commençons donc par le fameux Red Ceiling (le plafond rouge) : cette photo a été prise chez un ami à lui, qui avait peint chaque pièce d’une couleur différente. Il est difficile de la regarder maintenant comme elle a été découverte dans les années 70 : elle était révolutionnaire. C’est une image crue, inconfortable (à cause de l’éclairage), presque menaçante et qui présente des images étranges en bas à droite qui semblent être des positions sexuelles. Tout dans cette image est intentionnel, la composition et l’exploitation des possibilités données par la couleur.
On ne peut apprécier cette image complètement sans en avoir vu un tirage dye-transfer, Eggleston reconnaissant lui-même n’avoir jamais vu aucune reproduction à la hauteur de celui-ci. Les rouges y vont du sanglant au vermillon, et on peut en apprécier chaque nuance.

 

La deuxième œuvre est ce tricycle, pris en 1969, qui est une parfaite illustration de son approche du banal. Par l’angle de prise de vue, les perspectives et les échelles qui sont complètement déformées, un simple objet devient énorme, titanesque, presque apte à écraser les maisons.

 

Enfin, cette photographie, prise dans un diner américain est typique du travail d’Eggleston : centré sur la vie américaine, en utilisant les couleurs de façon harmonieuse, comme si chaque instant méritait tout le soin qu’il lui apporte.

Eggleston ne produit que rarement des livres sur un sujet précis, il est plus du genre à compiler son travail dans de grands coffrets, édités par Steidl. Ses œuvres majeures sont Chromes, Los Alamos, et The Democratic Forest.

Mais c’est d’un projet un peu plus particulier dont je veux vous parler, qui illustre parfaitement sa démarche photographique.

L’année de son exposition au MoMA, il est commissionné pour aller photographier la ville de Plains, en Géorgie : c’est la ville de Jimmy Carter, qui est alors candidat à l’imminente élection présidentielle américaine. Le résultat est typique de sa pratique : il a photographié des bâtiments abandonnés, un portrait de cette zone rurale, mais pas les habitants ou la famille de Carter. Il a ensuite rendu sa copie, s’est fait payer, et est parti. Cette commande a abouti au livre Election Eve.

De par sa pratique, Eggleston a cassé tous les codes de la photographie sans jamais s’en soucier. Non-conformiste, amoureux du banal, à l’utilisation démocratique de l’appareil, Eggleston nous livre 3 leçons que vous pouvez retenir pour votre pratique :

Le sujet compte moins que votre créativité. C’est ce qu’il prouve depuis 60 ans à travers sa photographie. Qu’il s’agisse d’une voiture sur un parking, d’un simple rayon de lumière, d’un objet abandonné ou de condiments, tout peut traduire l’esprit d’une époque, et votre vision de celle-ci.

Une seule photo d’un sujet suffit. Eggleston ne multiplie pas indéfiniment les images d’un sujet, il déclare ne prendre qu’une photographie à chaque fois, afin de ne pas avoir à effectuer une douloureuse étape de tri. Il va droit au but, et c’est parfois quelque chose que l’on pourrait s’appliquer à nous-mêmes, en essayant d’aller droit au but, ne prendre qu’une seule photo.

Le lieu compte moins que votre créativité. Bien qu’il ait voyagé de par le monde, l’essentiel de son œuvre et ses travaux les plus importants ont été produits à Memphis. Jour après jour, pendant des décennies. Ce que nous apprend Eggleston, par cette façon de pratiquer la photographie, c’est qu’apprendre à regarder ce qui nous entoure est plus important que de changer de lieu sans cesse. Le voyage n’est pas la seule source de créativité, on peut très bien la trouver en nous.

Outsider permanent, et que l’on apprécie ou pas son œuvre, Eggleston est un photographe central dans l’histoire de la photographie, et mérite d’être étudié sérieusement. Sa photographie, qu’elle soit étrange, dérangeante ou belle, a le mérite de toujours vous faire réfléchir. Elle est unique, il s’y passe quelque chose qui nous happe. Eggleston a eu une influence qui s’étend au-delà du milieu de la photographie, notamment sur David Lynch, ou Sophia Coppola à ses débuts (pour son esthétique de la couleur). Sans la pierre qu’il a apportée à l’édifice qu’est la photographie, celle-ci serait bien différente aujourd’hui.

 

 

Laurent Breillat
J'ai créé Apprendre.Photo en 2010 pour aider les débutants en photo, en créant ce que je n'avais pas trouvé : des articles, vidéos et formations pédagogiques, qui se concentrent sur l'essentiel, battent en brêche les idées reçues, tout ça avec humour et personnalité. Depuis, j'ai formé plus de 14 000 photographes avec mes formations disponibles sur Formations.Photo, sorti deux livres aux éditions Eyrolles, et édité en français des masterclass avec les plus grands photographes du monde comme Steve McCurry.
Télécharger l'article en PDF
Vous avez aimé cet article ?

Votez pour cet article

1 Etoile2 Etoiles3 Etoiles4 Etoiles5 Etoiles (15 notes, moyenne : 4,20 sur 5)
Loading...