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Bonjour à toutes et à tous et bienvenue sur Apprendre la Photo. Alors, comme pour la ou les vidéos précédentes de cette série que vous avez pu voir, il s’agit d’une rencontre abonnés qu’on a pu faire avec Thomas à l’Institut pour la photographie à Lille en septembre dernier. Et comme pour les vidéos précédentes, il y a eu un souci avec le son de Thomas, du coup, activez bien les sous-titres avec ce bouton juste en dessous sur le lecteur YouTube pour bien tout comprendre.
Clément : Bonjour, c’est Clément. Ce serait pour savoir, pour se donner des idées pour la photographie, par exemple, se perdre à Lille, OK, mais toujours trouver une idée différente à photographier, est-ce que vous avez des trucs ? Est-ce que, par exemple, quand tu pars en photo par exemple pour ton album, tu pars dans une certaine optique ? est-ce que tu as toujours un même procédé pour trouver ton idée de photo, etc. ?
Thomas : Tu parles juste pour une photo ?
Cl. : Non, pour toutes les photos.
T. : Alors, je suis en train de créer une formation sur le sujet. Je suis assez content que le problème existe.
C’est assez compliqué, en fait, comme question. Déjà, il n’y a pas…
Laurent : Tu veux que j’embraye ?
T. : Non. C’est qu’il n’y a pas de moment spécial… Ce n’est pas parce que tu bosses sur un projet que tu ne fais que ça. Il y a des fois où tu sors et tu fais ce qui te plaît ; tu as ton appareil, la lumière est cool et voilà ; il y a des fois, tu te dis tiens, je vais plus travailler sur ça.
Il y a un projet que j’ai commencé il y a deux ans, que je n’ai pas encore mis en ligne, mais je photographie de nuit en argentique. J’aime bien m’emmerder, tu vois, et je me suis dit, pour bien me casser les couilles, je vais faire ça. Et du coup, là, il y a un moment clair et défini, en fait. Parce qu’il faut qu’il fasse nuit et que j’aie mon appareil. Donc ça élimine quand même le truc.
Pour les projets plus de photo de rue et tout ça, ben là, ça va dépendre du contexte, si j’ai mon appareil, si j’ai de la lumière, mais il n’y a pas…
Là, c’était juste pour dire – et après je vais passer le micro à Laurent, parce qu’il va être plus brillant que moi –, c’était juste pour dire qu’il n’y a pas forcément… qu’il y a des projets qui vont nécessiter des moments spécifiques, genre quand j’ai fait « Adieu Paris », de faire des photos pendant 15 jours à Paris, et tout ça, là il y avait un cadre très spécifique, et quand tu y étais, tu faisais ça et quand tu n’y étais pas, tu ne faisais pas ça. Mais il y a des projets qui n’ont pas ça. Et c’est là que je te laisse parler.
L. : Alors, déjà, Thomas parlait de projets, en fait, la vraie réponse à ta question, c’est surtout ça, c’est qu’à partir du moment où tu as un fil rouge – ça peut s’appeler fil rouge, série, projet –, enfin, à partir du moment où tu as un cadre, en fait. Ce qui est presque contre-intuitif, parce que quand on le dit ça ne paraît pas évident, ça n’a pas de sens, mais les contraintes amènent la créativité.
C’est-à-dire que si tu as certaines contraintes, si tu sais que tu vas photographier tel type de sujet, ou dans tel type de conditions, etc., déjà ça, c’est réglé.
Donc dans un sens, ça libère le reste de ton imagination pour tous les critères sur lesquels tu n’as pas de contraintes, au final.
Moi, par exemple, sur mon projet en cours, je sais avec quel appareil, quel objectif et quelle pellicule je pars. Ça, c’est acté, donc il n’y a pas de réflexion. Ça, c’est fait.
Je sais avec quel type de lumière je pars. Donc, déjà, s’il n’y a pas de soleil ce jour-là, c’est mort.
Je sais, j’ai choisi de faire ça à Lille… mais bon. Et je sais qu’il faut que le soleil soit plutôt bas. Pas parce que c’est la golden hour ou je ne sais quoi, mais parce que l’angle de la lumière correspond à la lumière que je veux avoir. Donc déjà, si j’ai pas ça, c’est mort.
À partir du moment où j’ai ça, je sors, et j’ai déjà des contraintes. C’est que déjà, je ne peux photographier qu’avec cette focale fixe là, donc, tu vois, c’est déjà… ça contraint pas mal ma vision du monde. Et autour de ça, ton imagination se construit.
Donc pour moi, au final – et tant que tu ne l’as pas vécu, tu n’y croiras pas vraiment. Je peux te dire mille fois : les contraintes, ça aide la créativité, tant que tu n’as pas eu des contraintes qui t’ont vraiment aidé à être créatif, tu ne vas pas vraiment y croire. Jusqu’au jour où ça t’aura aidé, et tu vas dire : oui, en fait, ça marche vachement.
Donc ça, c’est le premier truc. Et ça, tu les as quand tu travailles plus en mode projet, quand tu travailles sur un truc qui est un peu plus, pas forcément au long cours, mais en tout cas – parce que des fois ça peut se faire sur du court terme, ça peut arriver selon ce qu’on fait –, mais en tout cas un truc où il y a quand même des contraintes assez claires, tu vois, où tu sais exactement ce sur quoi tu bosses.
Et à partir de là, en fait, c’est pas vraiment… je dirais presque, aujourd’hui, j’ai plus d’idées pour mes photos, en fait, c’est juste que je vais photographier… En fait non, c’est plus exactement qu’à chaque fois que je fais une photo c’est une idée que j’ai, mais la plupart des idées que j’ai sont des mauvaises idées. Et en fait, il y a une grosse partie qui se fait à l’édition.
La réalité, c’est que quand toi tu vois des photographes qui ont des « bonnes » idées, non : ils ont eu une bonne idée sur mille, et ils te montrent la bonne idée qu’ils ont eue.
Les photographes trichent beaucoup, en fait. On disait tout à l’heure qu’ils trichaient avec la réalité déjà en cadrant et en faisant plein de choses, mais en fait, ils peuvent aussi tricher avec ce qu’ils te montrent ; c’est qu’ils en ont fait mille et ils t’en montrent une.
Et donc, moi, j’ai des disques durs remplis et des pellicules qui montrent que j’ai eu plein de mauvaises idées.
Mais c’est en ayant ces mauvaises idées qu’au milieu tu en as une qui est bonne. Celle-ci elle est bien.
Et donc, en réalité, aujourd’hui, je ne pense plus vraiment en termes d’idée, c’est pas vraiment comme ça que je réfléchis.
Soit j’ai un projet en cours, dans ce cas-là ça rentre dans ce projet-là, et juste je vais me mettre, finalement, dans les mêmes contraintes, le même processus qui a démarré ce projet. Et je vais avoir des idées qui vont être plus ou moins bonnes et ça se passera à l’édition le moment où je vais décider quelles idées sont bonnes ou pas.
Soit je ne suis pas encore vraiment en mode projet, c’est plus à l’impro, et dans ce cas-là, finalement c’est un peu la même chose, sauf que tu n’as pas de contraintes. Donc c’est vrai que des fois, les premières photos que tu fais, c’est typiquement ce qui m’arrive en vacances, tu vois, je fais des photos en vacances, comme tout le monde, mais ce que j’en ramène, c’est en général pas ouf ; parce que, en général, il faut le temps d’enlever la couche d’évidences, en fait. Les premières photos que tu vas faire, en général elles vont être évidentes. Tu vas voir un truc, c’est un peu joli, ça correspond aux canons esthétiques, machin, tu vas prendre ça avec un cadre très classique, parce qu’il faut que ça sorte, en fait.
J’imagine, j’en sais rien, peut-être pas les écrivains très accomplis, mais quand tu écris, peut-être que tu écris les premières phrases et c’est un peu bateau, tu vas dire ouais non, c’est pas… est-ce que je ne peux pas exprimer ça un peu d’une autre manière.
Et au final, en photo, j’ai l’impression qu’il y a cette couche, il y a une espèce de vernis d’évidence qu’il faut enlever avant d’arriver sur des trucs où tu vas observer un peu différemment.
Et c’est peut-être là que se crée ce que, toi, tu vas appeler l’idée. Moi je ne l’appelle plus comme ça dans ma tête, mais c’est des idées, en vrai.
Je pense que je suis arrivé au bout de mon raisonnement. C’est en impro, donc…
Je ne sais pas si ça répond à ta question ?
Cl. : Ouais. C’est tout le temps continuer, et à un moment ça va se dégager.
L. : En fait, c’est photographier beaucoup. Enfin, après, il y a des photographes qui ne photographient pas beaucoup et qui sont un contre-exemple de ce que je raconte. Je ne suis pas convaincu qu’ils aient commencé tout de suite comme ça, mais après, tu as peut-être aussi des gens qui ont la capacité à avoir une idée très précise en tête avant, à l’imaginer et à la mettre en place, et ils sont « tout de suite » contents. Quand je dis tout de suite, c’est jamais une photo, mais on va dire que c’est avec beaucoup moins de photos que nous.
Moi, je ne fais pas une photo sur 20 que je mettrais dans un livre. Pas du tout.
Alors qu’on peut imaginer que Gregory Crewdson, j’imagine bien que vu la thune que coûte chacune de ses photos à mettre en place, parce qu’il a 50 acteurs, des fumigènes et je ne sais pas quoi, et 4 grues avec des projecteurs, on peut imaginer que normalement, il la garde. Il y a des chances.
T. : Il fait une cinquantaine de plaques de sa photo pour être sûr
L. : Voilà, alors c’est-à-dire que même lui, quand même, vu que ça a coûté tellement de temps et d’argent à mettre en place, il fait cinquante fois la photo pour être sûr de l’avoir.
T. : Il fait des plans-films.
L. : Il fait des plans-films en… il fait du 20×25, je crois, Crewdson ? Enfin, en tout cas, du gros plan-film. Et derrière, il fait encore, il les fusionne parfois dans Photoshop, il fusionne les scans dans Photoshop, parce que ça ne lui convient pas encore.
Donc même lui, il n’est quand même pas tout à fait sûr de son truc. Pourtant, il prépare beaucoup avant.
Cl. : Oui, c’est ça, il y a quand même pas mal de préparation avant.
L. : Oui, voilà. Mais lui, la préparation, finalement, en réalité, ce qu’il fait, c’est qu’il fait la photo dans sa tête.
C’est-à-dire qu’on dit : oui, en réalité, quasiment toutes ses photos, il les garde. Mais c’est pas vrai, parce qu’il fait ses photos dans sa tête avant, et il y en a peut-être où il se dit : non, c’est pas une bonne idée. Il fait un schéma sur un papier et il dit : non, ça marche pas. Et il va changer le truc jusqu’à tant qu’il arrive.
Je ne pense pas qu’il fasse un croquis tout de suite et il dit : ah oui, c’est exactement ça que je veux comme photo. Ça n’existe pas.
Picasso… Je ne sais jamais le chiffre – c’est une stat hyper bien : je ne me souviens jamais du chiffre. Je crois que Picasso a fait 10 000 œuvres dans sa vie, un truc comme ça. Et il ne faut pas appuyer sur un bouton.
Nous, 10 000, c’est facile. Tu laisses appuyé pendant 10 minutes, c’est bon.
Mais tu vois quand tu dessines ou quand tu peins, c’est un autre délire. Et évidemment, on n’a jamais vu 10 000 œuvres de Picasso. Il n’y a pas 10000 œuvres de Picasso dans les musées. Il y en a quoi ? 300, enfin maximum, c’est un tout petit pourcentage.
Intervenant : Je voulais juste te dire que, je pense que – je vais peut-être dire des conneries, encore –, mais c’est Depardon qui parle de ça dans son projet d’Errance, où il explique son format, et il explique les contraintes de son format, et en fait on se rend compte de l’importance du format qu’il utilise. Et on se rend compte que les contraintes, ça amène à être créatif aussi. Et je trouvais l’analyse de Depardon intéressante, que j’ai lue grâce à toi.
Voilà. Merci.
L. : Oui, tout à fait. Depardon le dit clairement dedans, quasiment. Je ne sais pas s’il utilisait le mot « contraintes », mais je pense. Qu’il s’est contraint à ce format vertical, avec un appareil particulier – ce qui était étrange pour du paysage. En 6×9 avec un appareil un peu particulier, je pense qu’il doit être un petit peu, tu sais, bizarre à manipuler. Je ne pense pas que ce soit un 6×9 très simple, je pense qu’il est un peu relou.
Oui, et ça a beaucoup joué sur… parce que, déjà, il ne faisait que du vertical. C’est une contrainte hyper forte. Rien que le vertical, tout seul comme contrainte, c’est déjà hyper fort. Et en plus il avait l’appareil, il y avait le noir et blanc, etc. Et puis son thème de l’errance.
Mais oui, effectivement, c’est un très bon exemple.
Et en fait quand tu regardes, très franchement, je ne suis pas trop capable de sortir un travail d’artiste où tu ne peux pas écrire les contraintes de manière quand même assez évidente.
D’ailleurs, ça peut être un bon exercice. C’est le moment exercice de la soirée. Vous ouvrez un livre photo chez vous, et vous faites la liste des contraintes que s’est mises le photographe.
Parce que vous allez les voir, en fait, c’est… en général, on tourne 10 pages et déjà on commence à, OK, il a tout le temps fait ça, il a tout le temps fait ça. Enfin, ça se voit, quand même.
T. : Déjà, c’est de la photo.
L. : Oui, premièrement, c’est de la photographie. Mais voilà, ça peut être un bon exercice : rentrez chez vous et ouvrez un de vos livres photo. Et si vous n’en avez pas, eh bien, allez sur un des sites web d’un des photographes dont on parle dans Incroyables Photographes. Et regardez pour un projet. Et même les photographes qui étaient ici, dans les expos que vous avez vues. Dans Mascarades et Carnavals, chaque photographe a des contraintes qui sont, non seulement celles du carnaval qu’il documente, parce qu’en général, c’est quand même soit un carnaval soit un pays, enfin, il y a une espèce de contrainte géographique qui est un peu plus extérieure, on va dire, mais après il y a aussi des contraintes esthétiques, etc., qu’on peut facilement détecter. Donc ça peut être un bon exercice.
Voilà. J’y pense au passage.