Dans ce nouvel épisode d’Incroyable Photographe, je vous emmène à la rencontre de Saul Leiter, un véritable poète de la couleur, mais avec une œuvre en noir et blanc tout aussi extraordinaire.


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Pour construire une carrière et avoir du succès, il faut être déterminé… Il faut être ambitieux. Je préfère largement boire du café, écouter de la musique, et peindre quand j’en ressens l’envie. Cette citation vient de Saul Leiter. Amoureux de la photographie et de l’art, pionnier de la photographie couleur et dont j’affectionne tout particulièrement le travail, c’est de son œuvre dont il sera question dans ce nouvel épisode d’Incroyables Photographes.

L’homme et son travail

Saul Leiter est né en 1923 à Pittsburgh en Pennsylvanie. Fils d’un rabbin renommé de la ville, il fréquente à son tour l’école rabbinique. « Enfant, j’ai été habitué à consacrer mes journées à l’étude. Levé à 5 heures du matin, je m’effondrais au lit le soir. J’ai découvert l’art à la bibliothèque, dans les livres, Picasso, Bonnard, mais aussi les estampes japonaises, les textiles péruviens, l’expressionnisme allemand. Tout m’apparaissait brusquement. » Son père voulait en faire un rabbin et jusqu’en 1946 il suit des cours de théologie talmudique. « Mon père et mon grand-père étaient des rabbins. J’ai étudié la théologie et quand je revenais de chez mon grand-père, je pouvais répondre à des questions pointues. » Il interrompt ses études au milieu des années 1940 pour s’installer à New York et se consacrer à la peinture. Son père n’accepta jamais ce choix, et il conservera avec lui des relations tendues. En 1947, il visite une exposition de Cartier-Bresson au MoMA, il décide sur-le-champ de devenir photographe. Il se procure un appareil et se met à flâner dans les rues de New York, qu’il photographie en noir et blanc au début. Ce n’est que l’année suivante qu’il commence la couleur, et alterne entre les deux tout au long de sa carrière. En 1953, Edward Steichen, alors conservateur en chef du département de la photographie au MoMA, sélectionne vingt-cinq de ses tirages noir et blanc pour l’exposition Always the Young Stranger, puis en 1957, intègre une vingtaine de ses images couleur pour une conférence au MoMA : Experimental Photography in Color.

La mode

Si c’est pour ses photographies de rue qu’il a été longtemps connu, Saul Leiter s’est pendant longtemps illustré en tant que photographe de mode : il y consacre d’ailleurs la plus grande partie de sa carrière. En 1953, il ouvre son studio de photographie de Bleeker Street, qu’il occupe jusqu’au milieu des années 1980. Il gagne alors sa vie en tant que photographe de mode, travaillant pour les magazines Life, Esquire, Harper’s Bazaar, Elle et Vogue. C’est aussi grâce à Henry Wolf, directeur artistique légendaire, qu’il publie en 1957 pour la première fois ses images dans le magazine Esquire, puis dans Harper’s Bazaar. Il devient alors l’un des grands photographes du milieu et travaille pour les magazines de mode les plus prestigieux. Cependant, il verra toujours cela comme quelque chose d’alimentaire : «J’ai vraiment commencé comme photographe de mode. On ne peut pas dire que j’ai réussi, mais il y avait assez de travail pour me tenir occupé. J’ai collaboré avec le HARPER’S BAZAAR et d’autres magazines. J’ai eu du travail. C’était une façon pour moi de gagner ma vie. J’avais besoin de payer ma facture d’électricité et mon loyer et j’avais besoin d’argent pour la nourriture. Dans le même temps, j’ai pu faire mes propres photographies. »

Le style photographique

Intéressons-nous maintenant au style photographique de Saul Leiter. Ses noir et blanc, ses premières images et toutes les autres ont principalement été réalisées dans les rues de New York. Elles montrent des silhouettes, des ombres, visions indirectes entre abstractions et film noir. Il s’éloigne tout au plus deux ou trois blocs autour de sa résidence dans l’East Village. Pas besoin d’aller à des kilomètres à la ronde, il compte plus sur sa créativité que sur sa mobilité. Sa photographie couleur, développée à New York, mais aussi à Paris, à Rome ou en Espagne, emploie elle des tons à la fois vifs et déteints, une absence de contours stricts, qui font de ses photographies des œuvres proches de la peinture dans l’esprit de Bonnard ou Vuillard, qu’il admire. Il apprécie aussi le peintre Marc Rothko : on retrouve dans ses photographies la même vibration intérieure des couleurs. Il joue des effets de reflets et de transparence. Ses images transforment la réalité pour créer un univers poétique, et apaisant, sur lequel planent la douceur et la mélancolie. Il travaille la couleur comme une matière, à une époque où elle est réservée à la photographie commerciale, la publicité et la mode. Sa façon de cadrer n’appartient qu’à lui, et ne respecte aucune des règles des tiers, nombre d’or ou autres. 😉 Il ne cherche pas particulièrement à montrer ses sujets en entier, des fragments lui suffisent, et il se sert de tous les éléments à sa disposition pour composer ses images : pluie, neige, buée, reflets, couleurs réfractées, des silhouettes anonymes, des enseignes… C’est plus un habile créateur d’atmosphères, d’ambiances, qu’un architecte de la composition parfaitement géométrique. Il joue sur les plans pour détourner l’attention du spectateur. Comme si les éléments de la rue étaient autant de cadres qu’il juxtapose les uns sur les autres pour mieux éloigner le sujet de son objectif. L’image se retrouve démantelée. Leiter maîtrise aussi le temps contenu dans ses images. La plupart de ses photographies laissent transparaître l’impression d’un temps figé. Cette suspension du temps est typique de ses photographies. En ça, il dénote avec la tradition de la street photography américaine. Il est très loin de Robert Frank qui présente lui un panorama de la vie américaine des années cinquante, entre classe, luxure et misère, ségrégation et promesses de libertés. Rien de tout cela chez Leiter. On ne trouve pas une bribe de vie, un cliché qui capture le beau New York ou qui nous suggère un avant et un après… la photographie de Leiter est ailleurs. Il se dit d’ailleurs « peintre avant toute chose ».

Son rapport à la célébrité

Saul Leiter est un homme discret qui a toujours refusé la notoriété. Cette absence de reconnaissance est aussi due à quelques occasions manquées : il a par exemple refusé d’apparaître dans la légendaire exposition The Family of Man (1955) d’Edward Steichen, pensant que son travail n’était pas au niveau. Il ne revendique aucune place dans l’histoire de l’art, dit même être « un photographe à reculons » et ne comprend pas pourquoi on voudrait l’exposer. Il ne se considère pas vraiment comme un photographe important, et même s’il est l’un des fleurons de la photographie, il reste touchant de cette humilité. «J’ai passé une grande partie de ma vie en étant ignoré. J’en étais très heureux. Être ignoré est un grand privilège. C’est ainsi que j’ai appris à voir ce que d’autres ne voient pas et à réagir à des situations différemment. J’ai simplement regardé le monde, pas vraiment prêt à tout, mais en flânant. » Il n’a appartenu à aucune école, aucun mouvement. Il aura préféré boire son café et écouter de la musique plutôt que faire sa promotion. « Je n’ai pas de philosophie de la photographie. J’aime juste prendre des photos. Il me semble que des choses mystérieuses peuvent prendre place dans des lieux familiers. » Et comme il le disait au NY Times, refusant par la même occasion toute gloire : « Le culte de moi-même ne m’intéresse pas. »

Redécouverte

Son travail fut redécouvert tardivement, au milieu des années 1990. Son œuvre bénéficie alors de l’engouement pour la photographie couleur des années 1970, dans lequel il s’incarne auprès d’autres noms comme Joël Meyerowitz ou William Eggleston, dont nous avons déjà parlé. Il sort alors de l’ombre avec la parution de la monographie Saul Leiter : Early Color (2006) et l’organisation d’expositions à New York, Paris (fondation Henri-Cartier Bresson), Milwaukee (Milwaukee Art Museum), notamment. Tomas Leach lui consacre un documentaire : In no Great Hurry : 13 Lessons in Life with Saul Leiter (2012), que je vous conseille de regarder. Il meurt en 2013, à New York.

In My Room

Photographe d’une extrême douceur, c’est bien dans ce travail (mis en forme après son décès, dans un livre) que celle-ci s’exprime le mieux. Il a réalisé des photographies intimes de ses amours pendant trois décennies. Ce travail a débuté à son arrivée à New York en 1946 et s’est poursuivi jusqu’à la fin des années 1960. Il montre aussi ici l’influence de ses artistes préférés – dont Vuillard et Matisse. Personnelles et intimes, ces images font partager au spectateur des moments tendres, et sont révélatrices de la confiance que ses sujets lui accordent. Elles révèlent le monde de l’artiste et les femmes qui ont partagé sa vie, à travers des études de la figure féminine. Souvent éclairées par la lumière naturelle et luxuriante de son atelier dans l’East Village, ces images en noir et blanc se révèlent d’une grande beauté, entre empathie et sensualité. Dans les années 1970, Saul Leiter avait prévu de faire un livre de ses nus, mais n’a jamais réalisé le projet de son vivant.

Les leçons à en tirer

Nombreuses sont les leçons que l’on peut tirer de Saul Leiter, tant sur l’art, que sur sa pratique ou sa façon d’être. Je vous propose d’en retenir 4 principales: • Il n’y a pas besoin d’aller très loin de chez soi pour faire un travail créatif, et en cela il est proche d’Eggleston, que nous avons déjà vu. Travaillez votre créativité et votre façon de voir votre environnement, notamment en jouant avec les plans dans vos compositions. • La reconnaissance n’est pas un but, c’est même une récompense que certains refusent. Travaillez pour vous-même avant tout, et ne cherchez rien d’autre que votre propre satisfaction. • Il n’y a pas forcément besoin de se consacrer à temps plein à son art pour être épanoui. Leiter avait un boulot alimentaire, et s’en est très bien sorti.

Les ressources pour aller plus loin

Pour aller plus loin, je vous conseille le livre Early Black and White : l’ouvrage se découpe en deux volumes Interior et Exterior. Leur titre est trompeur, il ne fait pas référence à son domicile (lieu de vie et extérieur), mais porte sur la vie intime de Saul Leiter : ce qui en fait partie est dans le premier, le reste dans le deuxième. On trouve donc dans le premier des photographies de son père, mais aussi de ses amis, et ses amours. On y retrouve son élégante douceur, une proximité, tant avec le sujet qu’avec le spectateur que j’aime beaucoup. Comme si tout ça lui était un prolongement naturel de lui-même.

Conclusion

Souvent admiré, mais aussi imité et copié, Leiter a laissé une empreinte bien à lui dans la grande histoire de la photographie, même si elle est apparue tardivement. Bien qu’il ait été très admiré par ses pairs, qui connaissaient son travail, il a passé l’essentiel de sa vie en étant inconnu du monde des beaux-arts et du grand public. Preuve indiscutable que la photographie peut être satisfaisante en elle-même. Je vous laisse méditer là-dessus. Autres ressources : https://www.youtube.com/watch?v=ijI4u19eufQ& https://youtu.be/ijI4u19eufQ https://www.youtube.com/watch?v=RJdIJkt3Gz8& https://youtu.be/RJdIJkt3Gz8

  • Leiter, S. (2005). Saul Leiter : early color. Göttingen London: Steidl Thames & Hudson distributor.
  • Kozloff, M. & Livingston, J. (2014). Saul Leiter : early black and white. Göttingen New York Paris: Steidl H. Greenberg library diff. P. Remy studio.
  • Saul Leiter, dans la collection « Photo Poche», Actes Sud, 2007
  • Saul Leiter, exposition Fondation HCB, Catalogue publié par Steidl,
  • Saul Leiter, introduction d’Agnès Sire, entretien avec l’artiste par Sam Stourdzé, éd. Steidl, 2008
  • In Living Color : Photographs by Saul Leiter, texte de Lisa Hostetler, Milwaukee Art Museum, Exhibition Gallery Guide, 2006
  • https://www.polkamagazine.com/saul-leiter-un-maitre-de-la-couleur-sest-eteint/
  • Le film : In No Great Hurry: 13 Lessons in Life with Saul Leiter

 

 

 

Laurent Breillat
J'ai créé Apprendre.Photo en 2010 pour aider les débutants en photo, en créant ce que je n'avais pas trouvé : des articles, vidéos et formations pédagogiques, qui se concentrent sur l'essentiel, battent en brêche les idées reçues, tout ça avec humour et personnalité. Depuis, j'ai formé plus de 14 000 photographes avec mes formations disponibles sur Formations.Photo, sorti deux livres aux éditions Eyrolles, et édité en français des masterclass avec les plus grands photographes du monde comme Steve McCurry.
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