L’appareil photo est une excuse pour être à un endroit où vous ne seriez pas autrement. Cela me donne à la fois un point de connexion et un point de séparation.

Cette citation est de Susan Meiselas, l’incroyable photographe dont on va parler dans ce nouvel épisode.



 

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L’appareil photo est une excuse pour être à un endroit où vous ne seriez pas autrement. Cela me donne à la fois un point de connexion et un point de séparation.

Cette citation est de Susan Meiselas, l’incroyable photographe dont on va parler dans ce nouvel épisode. Née en 1948 à Baltimore dans le Maryland, Susan Meiselas est une photojournaliste américaine (c’est le terme qu’elle préfère, tel qu’il était employé en France dans les années 70-80), et est membre de l’agence Magnum. Elle commence ses études au Sarah Lawrence College, qu’elle poursuit ensuite à Harvard dont elle sort diplômée d’une maîtrise en éducation visuelle.
Après avoir enchaîné quelques petits boulots dans le domaine (notamment sur des films documentaires), et donné des cours dans des écoles primaires, elle commence à se mettre sérieusement à ses projets personnels.

Son premier travail est Prince Street Girls, une série sur les jeunes adolescentes de son quartier de Little Italy, dans New York. Elle raconte leurs rencontres ainsi :

« Je roulais à vélo à travers mon quartier Little Italy il y a près de trente-cinq ans. Soudain, une explosion de lumière me traversa les yeux. Elle provenait d’un groupe d’enfants debout avec un miroir, focalisant le soleil sur mon visage, m’aveuglant presque. C’est le jour où j’ai rencontré les Prince Street Girls, le nom que j’ai donné au groupe qui traînait au coin de la rue presque tous les jours. J’étais l’étrangère qui n’avait rien à faire là. Little Italy était surtout pour les Italiens à cette époque. »

Elle les suit pendant plusieurs années et produit un témoignage tant intime que poignant de leur passage vers l’âge adulte. Que ce soient les liens entre les jeunes filles, parfois rivales, parfois très amies, ou leurs comportements un peu gauches quand elles essaient de se faire femme, Meiselas en capture l’essence dans un reportage toujours juste et précis.

Elle entame ensuite son premier projet photographique majeur, portant sur les strip-teaseuses présentes lors de foires et de carnavals en Nouvelle-Angleterre, en Pennsylvanie et en Caroline du Sud. Elle photographie les danseuses tant sur scène qu’en dehors, s’intéresse à leurs représentations publiques et à leur vie privée. Elle a également enregistré de nombreux entretiens avec elles, leurs compagnons, les responsables du spectacle ou les clients payants. Le projet a abouti à une exposition au musée Whitney et à un livre, Carnival Strippers, qui comprenait des entretiens audio avec les sujets sur un CD fourni avec le livre.

Susan Meiselas a bien conscience des limites de la photographie pour raconter la vérité, elle dit elle-même que  : « Trouver une photo revient souvent à prendre une pièce d’une boîte de puzzle dont la couverture est manquante. Il n’y a pas de sens global. Chaque image est une partie mystérieuse de quelque chose qui n’a pas encore été révélé. »

Elle garde toujours cet élément en tête en travaillant. Elle n’essaie pas de donner une vérité absolue, mais de poser des questions, et de donner tous les éléments possibles pour qu’elles soient pertinentes. Dans cette série, elle photographie tant la réaction de la foule que les personnes sur scène, capture les émotions, les regards, la gêne. Via ce projet comme à travers tous les autres, elle tend à transmettre le plus d’éléments possible, afin que l’on se fasse une idée claire de ce qui se déroule sous nos yeux.

Focus sur un projet particulier

À la fin des années 70, sans parler un mot d’espagnol et avant que la révolution n’éclate, elle se rend au Nicaragua. Ses photographies forment un récit extraordinaire, commençant par une effrayante présentation du régime de Somoza lors de son déclin à la fin des années 1970, puis les images retracent l’évolution de la résistance populaire qui a conduit à l’insurrection, culminant avec le triomphe de la révolution sandiniste de 1979.

Quand elle arrive sur place, elle n’imaginait pas qu’elle passerait 10 ans de sa vie à photographier le pays. Par chance, elle arrive juste avant l’insurrection de juin 1978, avant que tout n’explose. Elle se levait chaque jour, sans plan particulier en tête, et photographiait ce qu’elle voyait. Ici, l’histoire s’est faite dans la rue, et à ce moment personne ne savait où ces insurrections mèneraient.

Meiselas décrit cette période comme étrange, elle avait l’impression qu’au Nicaragua, tout le monde attendait que quelque chose arrive, et qu’ils étaient tous prêts pour, une sorte de tension permanente. Petit à petit, par la photographie, elle se fait une idée de la vie de ces gens, mais a bien conscience de n’effleurer que la surface, ce qui lui laisse un goût amer.
Selon elle, elle ne fait que raconter l’évènement, mais pas comment les gens se sentaient à ce moment précis. Elle photographie la guerre, même si ça n’est pas ce qu’elle était venue chercher.

Ce reportage aboutit à la parution d’un livre, qui est aussi le premier livre de photographies de guerre en couleur. Publié en 1981, c’est devenu un classique, une des contributions essentielles au photojournalisme. Nicaragua, c’est son titre, est une extraordinaire présentation d’une nation dans la tourmente.

Prenons maintenant le temps de revenir sur deux images qui l’ont fait entrer dans la légende du photojournalisme.
Cette photographie de l’homme au cocktail Molotov est l’une de ses plus connues. Il s’agit de Pablo « Bareta » Aruaz, un homme aux faux airs de Che Guevara, qui s’apprête à lancer un cocktail molotov dans sa main droite, tandis que la gauche tient sa mitraillette.

Cette image est le symbole de la révolution sandiniste, mais aussi une image incroyable par la puissance de ce qu’elle dépeint. Même si la photographie a figé cet instant, tout n’est qu’intensité et tensions, et on s’attendrait presque à voir la bouteille être jetée sous nos yeux, puis exploser. Effet qui est encore renforcé par les militaires en arrière-plan, qui se cachent derrière des sacs de sable.

Petit aparté avant de décrire l’image suivante : Roland Barthes, un philosophe français ayant travaillé sur la photographie, considère qu’une image est composée de deux principaux éléments, le Studium (ce qu’elle raconte, une photographie de chat, d’arbre, etc.) et le Punctum, un élément que l’on ne peut pas décrire et qui pique notre attention. En cela, la photographie peut être un choc, et celle-ci est sans doute l’une de celle qui a produit le plus important chez moi.

Elle se situe à la « Cuesta del Plomo », une colline située à l’extérieur de Managua, site connu pour ses nombreux assassinats perpétrés par la Garde nationale. On y voit les restes d’un homme, mort sans avoir été enterré, dont une partie du corps a pourri au milieu de la végétation, pendant que l’autre remplit encore ses vêtements. Dans cette image, toute la violence du conflit nous saute aux yeux, rendue encore plus agressive par la forêt et les collines alentour, qui sans cet élément ne respireraient que le calme et la sérénité. La mort rôde là où la vie fleurit.

« Quand la guerre du Golf a commencé, comme beaucoup d’Américains j’en savais assez peu sur les Kurdes. Ma première visite dans la région a été brève. Ravi d’avoir la presse occidentale témoignant du besoin d’aide humanitaire des Kurdes, l’Iran m’a attribué un visa de 5 jours et un accès à la zone des camps de réfugiés kurdes. J’ai à peine eu le temps de quitter Paris, de traverser la frontière iranienne, et de rentrer dans la zone libérée au nord de l’Irak. Pendant que l’attention du monde était concentrée sur l’avancée des Kurdes, j’étais attirée par les endroits où ils étaient passés. J’ai conduit le long de la route, sur laquelle beaucoup de Kurdes fuyaient encore. »

Le Kurdistan a été effacé des cartes du monde après la Première Guerre mondiale, lorsque les puissances victorieuses ont divisé le Moyen-Orient, laissant les Kurdes sans patrie. Depuis, les Kurdes, qui vivent sur des terres qui chevauchent les frontières de la Turquie, de l’Iran, de l’Irak et de la Syrie, constituent de loin le groupe ethnique le plus important au monde sans État.

Un rapport du Sénat américain, publié en décembre 1991, accuse l’Irak de mener une campagne délibérée pour exterminer le peuple kurde via un « programme systématique de destruction de tous les villages du Kurdistan – plus de 3 900 d’entre eux – ainsi que de nombreuses petites villes ». Le rapport estime que plus de 180 000 Kurdes sont portés disparus ou sont morts aux mains de l’État irakien.

Entrée au pays en 1991, Meiselas rejoint Human Rights Watch pour documenter la destruction de villages kurdes (dont certains ont été attaqués avec des armes chimiques par Saddam Hussein en 1988) et la découverte de fosses communes. Émue par ses expériences là-bas, elle commence à travailler sur ce qui sera une histoire visuelle des Kurdes. Le résultat, Kurdistan : In the Shadow of History, donne forme à la mémoire collective des Kurdes et crée, à partir diverses sources, une archive nationale. On retrouve ce qui est au cœur de la pratique de Meiselas, la conscience de ne pas pouvoir tout dire avec des images, l’envie d’aller plus loin, de documenter, même si ce n’est qu’avec des fragments épars.

Cette photographie représente Taymour Abdullah, un adolescent kurde de 15 ans, qui montre ses blessures pour prouver avoir fui un massacre. À l’âge de 10 ans, des unités de l’armée irakienne sont entrées dans son village de Qulojeo, près de Kifre, et ont chassé de force tous les habitants, prétendant les reloger dans un village modèle. Après un bref séjour dans une base militaire, sa famille et ses voisins ont été conduits vers un endroit situé près de la frontière saoudienne. Là, ils ont eu les yeux bandés et ont été sommés de pénétrer dans une tranchée préalablement creusée. Les mitrailleuses ont alors ouvert le feu. Bien que blessé à l’épaule et au dos, Abdul a réussi à s’enfuir grâce à la pénombre, juste avant que des bulldozers ne recouvrent la fosse commune. Un jour plus tard, il a été retrouvé et sauvé par un membre d’une tribu bédouine qui l’a protégé pendant deux ans.

Les images contenues dans le livre, les souvenirs personnels, les rapports du gouvernement, les lettres, les publicités et les cartes offrent plusieurs niveaux de représentation, et de compréhension permettant au lecteur de découvrir les voix des Kurdes. Par la multiplication des récits (textuels et photographiques), il innove en élargissant la manière dont les images peuvent être utilisées comme support de représentation de l’histoire.

Les leçons qu’on peut en tirer

Si dans cet épisode, je n’ai pas parlé de technique de prise de vue ou de gimmicks dans la composition, c’est parce que l’intérêt du travail de Susan Meiselas est ailleurs. De son œuvre, il y a trois leçons que vous pouvez retenir :

Elle s’implique dans son reportage, réfléchit à sa construction et va au bout de cette réflexion. S’il faut interviewer et rajouter du son au travail photographique, elle le fait. S’il faut trouver d’autres sources que des images pour que le propos soit complet, elle les cherche. Susan Meiselas n’est pas du genre à se cantonner à son pré carré : faites de même.

Susan Meiselas ne triche pas. Au-delà de l’éthique photojournalistique qui consiste à rendre les faits tels qu’ils se sont passés, et qu’elle respecte évidemment, elle ne triche pas. Il n’y a aucun artifice dans ses images, aucun souhait d’esthétiser, j’ai rarement vu une photographe plus droite dans ses bottes, honnête, et à l’œuvre aussi directe.

• Et sans doute le plus important : elle est à la hauteur de son sujet. Peu importe ce que le sujet sur lequel elle travaille nécessite, peu importe les heures à photographier, trier, documenter, préparer, écouter, et que sais-je, elle donne à son sujet le résultat qu’il mérite. Son travail sur le peuple kurde est essentiel en cela : il lui redonne la voix qu’il avait perdue, faire moins, se contenter de quelques photographies n’aurait produit qu’un travail en demi-teintes.

Conclusion

Susan Meiselas incarne le photojournalisme dans sa tradition la plus pure, dans ce qu’il a de plus noble. En cela, elle s’inscrit dans la lignée de grands noms l’ayant précédé, comme Robert Capa, ou William E. Smith, un autre extrême dont nous reparlerons sans doute dans un prochain épisode.

Respectée par ses pairs et saluée par la critique, l’œuvre de Meiselas est exposée de par le monde, et son travail est présent dans les collections des grandes institutions (comme la George Eastman House, la bibliothèque du Congrès américain, ou le MoMA de New York). Elle est aussi titulaire d’une quinzaine de prix, dont l’Hasselblad Award, la médaille des arts d’Harvard, ou encore la Bourse de la fondation Guggenheim.

Son travail est tant un exemple qu’une inspiration pour les générations futures.

Les ressources pour aller plus loin (livre, expo)
– Meiselas, S., Guerra, C., Viewing, P., Lubben, K., Cadava, E., Azoulay, A., Önol, I., Keller, C. & Hirsch, M. (2018). Susan Meiselas : meditations. Bologna Paris Barcelona: Damiani Jeu de Paume Fundació Antoni Tàpies.
– Lardinois, B. (2012). Magnum Magnum. Paris: La Martinière.
– Lubben, K. (2017). Magnum Contact Sheets. Thames & Hudson.

 

 

Laurent Breillat
J'ai créé Apprendre.Photo en 2010 pour aider les débutants en photo, en créant ce que je n'avais pas trouvé : des articles, vidéos et formations pédagogiques, qui se concentrent sur l'essentiel, battent en brêche les idées reçues, tout ça avec humour et personnalité. Depuis, j'ai formé plus de 14 000 photographes avec mes formations disponibles sur Formations.Photo, sorti deux livres aux éditions Eyrolles, et édité en français des masterclass avec les plus grands photographes du monde comme Steve McCurry.
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