Découvrez le travail de Corentin Fohlen, photoreporter et lauréat de plusieurs prix photographiques dont deux WORLD PRESS Photo (2011 et 2016). On a parlé de son parcours mais aussi de son travail au long cours sur Haïti, depuis le tremblement de terre de 2010.

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Bonjour à tous, ici Laurent Breillat pour Apprendre la Photo. Je suis avec Thomas Hammoudi et avec Corentin Fohlen. Merci d’être avec nous aujourd’hui. On va parler de plein de choses, de son œuvre. On est aussi dans la bibliothèque de l’Institut pour la photographie à Lille, qu’on remercie de nous accueillir dans ce bel endroit, que vous avez peut-être déjà vu avant, sinon il y a le lien quelque part ici. Corentin, bonjour. Corentin : Bonjour.

Son parcours

Laurent : Est-ce que tu peux, pour commencer, te présenter un petit peu et ton parcours pour ceux qui ne te connaissent pas ? Corentin : Eh bien, je suis photographe, photojournaliste également, depuis presque 16 ans. Mon parcours, en gros, avant d’être photographe je voulais être dessinateur, notamment dans l’illustration et la bande dessinée, et puis j’ai découvert la photographie. Je m’y suis plongé, et j’ai commencé par couvrir les manifestations à Paris, un peu comme un exercice. Et puis je me suis pris au jeu, puis à l’intérêt et à la dynamique, et à l’information, et donc j’ai commencé à travailler pour la presse – je travaille toujours pour la presse. Beaucoup sur l’actualité, au début, les premières années, et puis, de fil en aiguille, au fur et à mesure de mon évolution, j’ai plus travaillé sur du reportage, puis des projets documentaires. Et en parallèle aussi, des projets plus artistiques. Voilà. Les grandes lignes.

Ses expériences de photojournaliste

Thomas : dans les grandes lignes, ça va. On ne peut pas évoquer tous les sujets. Je trouvais ça intéressant de te laisser la main. On va parler un peu d’Haïti après, qui est ton « plus gros morceau », mais je sais que tu as beaucoup voyagé, tu as couvert beaucoup de sujets ; est-ce qu’il y a une expérience particulière qui t’a marqué dans toutes ces années d’actualité dont tu voudrais parler ? Que tu voudrais partager avec nous, dans cette émission ? Corentin : Ben, j’y pensais encore dans le train en arrivant ici. Je pensais que j’allais parler essentiellement d’Haïti, mais en fait, je me rends compte qu’il n’y a pas…, c’est une multitude d’expériences qui sont toutes aussi passionnantes, différentes, et que, en fait, c’est dur de résumer. C’est un peu comme demander à un photographe quelle est sa meilleure photo, sa photo préférée. C’est dur et ça n’a pas de sens. Et en fait, je me disais « qu’est-ce que je vais leur raconter ? » Parce que je raconte très mal, donc, les amis, vous allez souffrir pendant une heure. Non, mais, je pensais à mon tout premier reportage en 2004 – et après je vous raconterai, si on a le temps –, c’est pour montrer aussi un peu l’évolution et un petit peu comment un photographe, aussi, peut, en fonction de son expérience, évoluer. Et mon tout premier reportage à l’étranger, ça faisait peut-être un mois ou deux que je travaillais pour une agence, une petite agence, Stock Press, et je n’avais couvert que les événements sur Paris, et à cette époque on parlait beaucoup de la crise des migrants et des réfugiés qui passaient par Ceuta Melilla, des enclaves espagnoles au Maroc. Et je vois ça aux informations, on en parlait beaucoup dans la presse, et je décide de m’y rendre, avec le peu de moyens que j’avais. J’ai pu me payer un billet d’avion, et arrivé sur place à Rabat, enfin même dans l’avion, e fait, j’avais tellement peu d’informations, pour retrouver un camp de réfugiés, mais totalement informel, dans une forêt, perdu dans des collines dans un endroit sans accès. Et j’avais juste demandé à un journaliste, un photographe du Parisien qui s’y était rendu, et il m’avait dit : c’est simple, tu prends un taxi de Rabat, tu roules pendant trois heures et puis quand tu arrives à la forêt, c’est le premier chemin à droite. Thomas : C’est LA forêt du Maroc, c’est facile. Corentin : Oui, sauf que voilà. Donc j’avais ces seules infos qui étaient très sommaires, et dans l’avion je me suis dit ça va être mon premier reportage, c’était la première fois que je prenais l’avion pour couvrir un événement – en tout cas, réaliser un reportage – et j’ai eu une crise, enfin, pas une crise, mais une montée d’angoisse à me dire : mais qu’est-ce que je fous là ? Qu’est-ce que je vais faire ? Je sais pas où aller, j’avais plus que 50 euros sur mon compte, enfin en poche et quand je suis arrivé, ma carte bleue ne fonctionnait pas, je ne pouvais pas retirer d’argent, et je comptais rester deux semaines et je n’avais que 50 euros. Et j’ai juste eu de quoi payer le taxi pour me rendre dans cette fameuse forêt, et je n’avais plus d’argent. Et dans l’avion c’était drôle, parce qu’il y avait un autre gars qui, non c’était une dame qui venait retrouver un homme qu’elle… Non, mais je pars dans des trucs… C’est pas grave, on coupera au montage. Mais, ça me revient maintenant, j’ai une mémoire déficiente, mais là, elle revient. J’étais à côté d’une dame et pareil, elle était « mais qu’est-ce que je fous là ? ». En fait, elle quittait la France pour rejoindre un homme qu’elle a rencontré sur Internet. Et elle se disait : mais où je vais ? Et j’étais dans la même situation : qu’est-ce que je fous dans cet avion ? Qu’est-ce que je vais faire ? Qu’est-ce que je vais photographier ? J’ai fini par trouver ce fameux petit sentier de nulle part, et effectivement, croisé par hasard en marchant dans la forêt, c’était la tombée de la nuit, et là je vois une ombre furtive dans les arbres – à travers les arbres –, et c’était un des réfugiés. J’ai pu nouer contact comme ça, et le premier soir, je dormais sous la pluie, sur une colline, sous un buisson pour me protéger. J’ai pas dormi de la nuit et je me suis dit : mais qu’est-ce que je fous là ? Mais en même temps, c’était…, c’était une première expérience et c’était incroyable. Voilà, c’était mon premier reportage. Ça, c’est marquant. Après, il y en a plein d’autres. Un qui me vient quand même facilement à l’esprit, c’est plutôt un reportage qui est plus traumatisant. Ça faisait quand même quelques années que je couvrais l’actualité, et des situations difficiles, et là c’était pendant la révolution en Libye, et je me suis retrouvé – avec d’autres confrères collègues – en plein désert sur une route qui allait tout droit vers les troupes de Kadhafi. Et j’étais du côté de la rébellion qui venait de Benghazi, et là, en fait, en trois jours, toute la journée on attendait sous le cagnard, et en fin de journée, les bombardements commençaient. Ça tirait de partout, et là, tous les rebelles fuyaient, et nous, les journalistes, on ne restait pas longtemps non plus et on partait. Et en fait, ça a duré trois jours et donc on ne faisait pas de photos, on prenait des risques énormes, et je me suis retrouvé dans une situation extrêmement dangereuse à vivre ce qu’on peut voir un peu dans des films, c’est-à-dire des balles qui fusent, des avions qui bombardent avec des explosions qui tombent, et aucune possibilité de se protéger. C’était en 2011 et ça a été pour moi – au-delà du risque qu’on a pris –, ça a été pour moi un peu le début d’une grosse réflexion sur : qu’est-ce qu’être photographe de news ? Qu’est-ce je raconte ? Pourquoi je fais ce métier ? Est-ce que c’est pas des risques inutiles, ou en tout cas… Enfin, voilà, ça a été le début, vraiment – parce que grosse frayeur et parce que c’est tétanisant – et remise en question de ce que je voulais vraiment faire, en fait, en tant que photographe. Qu’est-ce que j’apporte quand on se retrouve à… Alors, on n’était pas énormément de photographes, mais il y avait eu la révolution en Égypte avant, il y a eu énormément d’événements que j’avais couverts avant ; parfois on était une dizaine, une cinquantaine de preneurs d’images. Et là, on se dit : mais qu’est-ce que je raconte ? Pourquoi je quitte la France pour aller dans ces pays que je ne connais pas ? Et qu’est-ce que j’apporte, quel est mon message ? Quel est vraiment mon engagement ? Et c’est à partir de là que, oui, une grosse remise en question. Voilà, ça, c’est un autre exemple. Après, il y a eu Haïti, qui est justement… En fait, cet épisode en Libye – et puis il y a eu aussi la perte de deux amis photographes, Lucas Dolega en Tunisie et Rémi Ochlik en Syrie, qui étaient arrivées juste avant et juste après. Donc c’était une période, aussi, quand on est photographe et qu’on couvre des conflits, ça arrive et voilà, c’est une remise en question. Et c’est à ce moment-là que j’ai repensé à Haïti, que j’avais couvert en 2010, et je me suis dit : eh bien, voilà, lance-toi vers ce qu’au fond de toi tu pressens depuis un moment, c’est-à-dire faire plutôt un travail de reportage documentaire. Et avec une envie de raconter ce qui me tient vraiment à cœur. Thomas : Alors, avant de creuser sur Haïti et d’embrayer là-dessus, j’ai juste une petite question ; c’est un détail, mais c’est juste que pour moi… et je pense que derrière il y a peut-être des gens qui se sont posé la question aussi. Comment tu t’en es sorti, finalement, au Maroc ? Parce que si je n’ai pas la fin de l’histoire, je ne vais pas dormir. Laurent : on t’a laissé tu dormais dehors et tu n’avais pas d’argent,… Alors, comment tu t’en es sorti ? Corentin : C’était vraiment catastrophique. Alors, j’ai passé quelques jours, c’était en plein ramadan… Bon, alors, j’ai fini par réussir à tirer de l’argent au bout de trois ou quatre jours, ma carte bancaire a été débloquée. Mais à l’époque, j’avais 200 euros sur mon compte, mais ça me permettait de manger. Sauf que c’était en plein ramadan, il faisait 40 ou 50 degrés, donc pour trouver de l’eau et à manger dans la journée, c’était très compliqué. Et surtout, j’arrivais des semaines après… alors, et l’actualité, mais c’est -à-dire, il y avait eu des vagues, en fait, de tentatives de passer la frontière, les barbelés et les grilles. Et ça, ça faisait des semaines, effectivement, qu’il y avait eu plusieurs tentatives. Donc des groupes de réfugiés, de migrants, tentaient en fait par la force de passer. Et j’arrivais à une période où en fait cette situation s’était totalement arrêtée. Il y avait des camps qui étaient vides, donc je me retrouvais un peu à raconter l’absence, le vide. Et les quelques groupes de réfugiés, j’ai un peu discuté et photographié leur quotidien, mais j’étais parti avec cette idée un peu de ce que j’avais vu dans les médias et de ce que j’avais envie de raconter, et finalement, la situation sur place avait évolué. Donc j’étais totalement à la ramasse, dans tous les sens. Et je me souviens, les derniers jours, j’apprends dans la presse locale que le dernier camp – entretemps ils avaient arrêté des réfugiés et ils les avaient mis dans des casernes, et ils les expulsaient. Ils avaient affrété des avions. Et en fait, il restait un seul camp, et il était à peu près à 800 kilomètres de là où j’étais. Donc j’ai pris un train de nuit, je suis arrivé dans la ville – donc j’étais au nord-est, je me suis retrouvé au sud-ouest –, je suis arrivé, je suis passé devant le camp, et au moment où je passais, ils étaient en train d’affréter le dernier bus ; le tout dernier bus du dernier avion, et ensuite il n’y avait plus… il ne se passait plus rien. Et donc, j’ai eu « dans mon grand malheur », j’ai eu cette chance de pouvoir monter dans le bus avec eux, d’être déposé sur le tarmac, de pouvoir photographier la manière dont les réfugiés étaient placés dans l’avion et, voilà, le départ de l’avion. Voilà. Sinon, je n’avais quasiment rien à montrer et à raconter. Et voilà, ces images, je n’ai rien vendu après. Je les ai diffusées en agence, mais voilà… Non, c’était un peu, c’était plein de déboires, mais c’était pour moi aussi une super école de débrouille, de réflexion, et puis d’apprentissage, en fait. Laurent : C’était initiatique, un peu. Corentin : C’était initiatique. C’était vraiment le reportage initiatique. J’en ai eu d’autres après, pas aussi catastrophiques. Forcément, on apprend de ses erreurs, si je veux sortir un gros poncif, mais voilà, c’est vraiment, effectivement, au début on ne connaît rien, on n’a pas de contacts dans la presse, on n’a pas d’argent, on n’a jamais vécu ça, donc… Quand on pense au tout premier reportage de Patrick Chauvel, c’était à Jérusalem, Il a raté toutes ses… il avait 19 ans, il a raté toutes ses photos, la seule réussie sur son boîtier – c’est lui qui raconte ça, c’est génial –, la seule réussie, c’est parce qu’il a donné son boîtier à un soldat israélien pour qu’il le prenne en photo. C’est la seule réussie. Et voilà ! C’est son tout premier reportage, il avait 19 ans, il n’avait jamais fait de photo, et voilà. Je pense qu’on a tous des histoires un peu comme ça. Voilà.

Qu’apporte le photojournaliste ? Quelle est sa légitimité ?

Laurent : Moi je rebondis, parce que tu nous as raconté plein de choses, mais je rebondis plus sur la fin de ce que tu nous as raconté. Là, tu te poses un peu des questions sur : il y a 50, 100 photoreporters sur place et qu’est-ce que tu apportes ? Et est-ce que j’ai raison si là-dedans j’entendais : qu’est-ce que j’apporte de plus que les autres qui sont là ? Quelle est, peut-être, ma légitimité, moi, à arriver dans un pays que je ne connais pas du tout et sur lequel, finalement, juste on m’a envoyé sur place parce que quelque chose s’y passe, mais je n’ai pas de lien particulier avec le pays, et du coup comment est-ce que je peux le représenter de manière juste ? Parce que c’est un peu ça que je lis derrière. Corentin : Tout à fait, oui. C’est… Oui, quelle est ma prétention quand on ne connaît pas la langue, pas le pays, on a peu de réseaux, on est indépendant, on n’a pas de moyens, on se débrouille ? Et, ça peut paraître étonnant, mais, parfois, quand on est au cœur de l’actualité, on est moins bien informé que quand on est chez soi à Paris sur Google, parce qu’en fait, on peut avoir accès à plein d’informations que plein de journalistes font remonter. Et moi, parfois, sur des événements, j’étais dans une rue, et mon point de vue il est du début de la rue à la fin de la rue. Après je peux bouger, mais je veux dire, ma perception de l’événement, elle est parfois biaisée. Elle est parfois plus réaliste que ce qu’on peut lire dans la presse, parce que, effectivement, souvent la médiatisation enjolive ou aggrave ou simplifie, enfin, par nature simplifie, mais parfois caricature, et quand on est sur le terrain, on dit : mais les gars, franchement, qu’est-ce que vous racontez ? Mais parfois aussi, en étant sur le terrain, eh bien on va se focaliser sur une situation qui ne correspond pas à, on n’est pas capable d’appréhender toute la ville, tout le pays, par exemple. Quand on est honnête, et qu’on se remet un peu en question, on dit : mais ouais, c’est vrai. Et quand on se retrouve avec 50 photographes… Alors, certes, à l’époque j’ai vendu, donc je ne faisais pas des images juste pour mon propre plaisir ; il y avait du sens, il y avait une destination. Et j’aurais arrêté si je n’arrivais pas à les vendre. Mais on se rend compte aussi qu’il y a de très, très bons photographes locaux, et de plus en plus. Cette question que j’ai, maintenant je la formalise clairement maintenant, mais sur mes premières années, c’était encore une période, le numérique était assez récent, donc il y avait encore pas mal de photographes, souvent occidentaux, qui partaient, qui étaient envoyés, ou d’indépendants comme moi qui partaient, qui s’envoyaient eux-mêmes dans des pays où il n’y avait pas forcément énormément, pas autant que maintenant, de couverture photographique. Et maintenant, effectivement, avec le numérique, n’importe quel… Enfin, on est dépassé par la rapidité de l’information, et le temps qu’on réfléchisse de Paris : est-ce que je pars ? Est-ce que je ne pars pas ? Le temps d’y aller. Et puis sur place, on est déjà totalement dépassé par la situation. Thomas : Les locaux documentent, j’ai l’impression, de plus en plus les événements et les diffusent sur les réseaux sociaux. Je me souviens, c’était il y a un an en Algérie, pour la présidentielle, quand Bouteflika voulait se représenter, il y a eu des émeutes. C’était il y a un an, c’est ça ? et déjà, sur les réseaux sociaux, c’était très présent, il y a eu de la production et elle était locale, c’était les acteurs qui produisaient leurs propres images. Corentin : Exactement. Et la qualité est tout à fait plus que correcte, même parfois meilleure, enfin, aussi bonne voire meilleure que les photographes professionnels de France ou voilà. Et surtout, elle est plus pertinente. C’est leur pays, ils ont les réseaux en fait, ils connaissent, ils s’adaptent, ils savent de quoi ils parlent. Et c’est vrai que la question se pose, effectivement, en tant que photographe français, européen, blanc, avec quel bagage j’arrive dans un pays et quelle vision je vais avoir, et comment je vais raconter cette situation ? Et l’actualité, pour ça, est très – alors, je ne remets pas du tout en question les photographes qui couvrent l’actualité, je continue de le faire de temps en temps, c’est essentiel, et c’est vital. Mais il y a des situations où… Mais même à Paris, hein, la couverture des Gilets jaunes, par exemple, où il y a une centaine de photographes, voire plus. Il y a plus de photographes parfois que de manifestants. On gêne les manifestants, on gêne les forces de l’ordre. On est parfois acteur ou vecteur d’une situation. Et donc, effectivement, quel est… Et je comprends pourquoi il y a autant de photographes, je sais pourquoi il y a tant de photographes. Mais, effectivement, on se pose la question de : est-ce qu’il n’y a pas d’autres choses, est-ce que la photographie, même d’information, ne doit pas aussi évoluer et sortir du fantasme ou du cliché du photojournaliste des années 60, qui partait, qui prenait le premier avion, qui débarquait, qui restait une semaine ou un mois et qui rentrait. Laurent : Qui faisait des films sans savoir ce qu’il y avait dessus. C’était romantique finalement. Corentin : Exactement. Et moi le premier, je me suis construit avec ce fantasme, cette vision. Et dès le début, quand j’ai commencé à 16 ans, c’était déjà plus la réalité. Ça ne fonctionnait déjà plus comme ça. Donc, voilà, le stéréotype du photographe « de guerre », et d’ailleurs, aucun photographe ne vit que en couvrant des conflits. La plupart des photographes passent de la mode à du corporate, au reportage de conflit, à un reportage qui se passe en France, à des portraits. On est obligé de s’adapter. C’est bien, ça enrichit aussi la réflexion. Lance-toi, vas-y ! N’aie pas peur, c’est normal.

Aller au-delà des clichés

Thomas : C’est juste que j’ai écrit des gros paragraphes. Non, mais tout simplement, c’est l’éléphant au milieu de la pièce. Il y a tes trois livres sur Haïti sur la table. C’est ce que tu dis dans le premier livre, c’est que tu as été loin de l’image des clichés qu’on véhicule dessus, parce que tu y a été beaucoup de fois, etc. Ben, pourquoi tu t’es lancé dans cette démarche ? Qu’est-ce que ça apporte à ta photographie ? Comment tu as travaillé sur ce pays, qui est un pays particulier, quand même ? Qui est loin de nous, qui a vécu des drames, qui a une histoire particulière, de colonisation, tout ça. D’où c’est venu, comment ça s’est passé ? Corentin : Haïti, je ne connaissais pas avant le drame du tremblement de terre du 12 janvier 2010. Je l’apprends comme tout le monde dans les médias, et à l’époque, j’étais à l’affût de gros événements d’actualité sur lesquels je pouvais partir. Et donc, c’était vraiment une situation qui a été énormément, qui a profondément touché les Français. Parce qu’il y a un lien très fort avec la France, et donc on en parlait beaucoup. Et j’ai réussi, j’arrive sur place cinq jours après le tremblement de terre. Mais j’y reste très peu. Toujours ce problème, c’est : j’avais pas de moyens, le moindre trajet de 300 mètres en moto coûtait 20 dollars. Je ne connaissais pas du tout la ville, le pays. Donc je sentais que j’étais complètement…, au bout d’une semaine j’étais complètement à la ramasse. Je voyais lorsque les confrères faisaient, des grandes agences, eux arrivaient à photographier, à raconter, ce que moi je… Enfin, voilà, j’étais un peu perdu, donc je suis resté une petite dizaine de jours, et c’est ma première expérience avec le pays. Mais c’est la première fois aussi, deux mois après, qu’un magazine – le magazine La Vie – m’envoie en commande à l’étranger. Et à l’époque, pour moi, c’était la première fois que j’avais une commande à l’étranger. Donc c’est quand même plus facile, on nous paye le billet d’avion, l’hôtel, sur place on nous paye le chauffeur. Et donc j’y passe un mois, je décide de – parce que la commande était de dix jours et à l’époque je reste avec ma copine qui était journaliste, et on décide de raconter déjà la situation. On en parlait encore beaucoup dans les médias français, c’était vraiment un événement qui dans l’année a vraiment marqué. Et puis, une autre occasion d’y retourner au cours de l’année, une commande. Et puis il y avait les élections en fin d’année. Donc j’y vais, mais à chaque fois dans le but de raconter toujours par le vecteur de l’actualité. D’un événement qui se passe, hors norme, dans le pays. Et à force d’y aller, eh bien, je découvre un peu le pays, je m’intéresse à sa culture, à son histoire, etc. Ce que jusqu’à présent je ne faisais pas, en fait. J’allais dans un pays, je restais quelques semaines et je repartais. Quand, justement, au moment de la révolution en Libye, je me pose vraiment la question de… je me remets vraiment en question dans mon travail, je repense à Haïti, et je me dis : il y a quelque chose que j’ai senti dans ce pays, il y a plus à raconter que cette vision misérabiliste de drame, de violence, de maladie, cette vision d’île maudite, que j’ai lue et vue dans la presse. Et je sens qu’il y a autre chose à raconter. Et je me dis : vas-y, tu pars un mois, il n’y a pas d’actualité, tu sais pas ce que tu vas faire, mais tu y vas, en fait. En fait, je me pousse vraiment au cul, parce que je me dis, ça fait des mois et des mois que je me dis : mais qu’est-ce que je pourrais faire, qu’est-ce que j’ai envie de raconter ? C’est vraiment une remise en question de mon travail et d’avoir du sens dans mon engagement. Et j’y passe un mois, et je commence un peu à passer du temps, enfin même à perdre du temps, à rencontrer des gens, à me balader dans tout le pays, pas que à Port-au-Prince, où souvent, la majorité des reportages sont faits. Et c’est une capitale qui, comme beaucoup de capitales, concentre aussi des thématiques qui sont vite stéréotypées. Et en fait, j’y retourne trois mois après, j’y retourne à la fin de l’année. Et à chaque fois j’y retourne parce que j’ai commencé à construire, à raconter quelque chose, et j’ai envie d’en savoir plus. Et voilà. En fait, c’est venu vraiment naturellement. C’est-à-dire, je n’ai pas commencé en me disant : voilà, je vais faire… je vais travailler dix ans sur le pays, je vais faire quatre livres, je vais faire des reportages que je vais vendre, des expos, etc. Je travaille beaucoup à l’instinct, et c’est aussi pour ça, parfois, que je suis totalement à la ramasse. Parce que, voilà, on sent les choses, je ne prépare pas beaucoup et j’y vais. Et ça, c’est un peu l’école du news : on sent quelque chose on y va, et on s’adapte sur place. J’ai fait un peu ça en Haïti, mais avec du temps. Et en fait, comme je me payais moi-même mon voyage – parce qu’aucun magazine ne m’aurait envoyé plus d’une semaine. Et pas pour faire un sujet où je vais aller me balader pour voir ce que je peux raconter de différent. Eh oui. En général, on m’envoyait toujours sur des sujets humanitaires. Et je comprends ! Mais c’est terrible, parce qu’on a toute la presse et on continue à résumer ce pays uniquement dans une vision d’humanitaire. Et j’essayais de voir plutôt une vision d’humanité, c’est-à-dire, je découvre une richesse culturelle, artistique énorme ; je découvre qu’en fait, les Haïtiens ne sont pas du tout un peuple qui est dans l’attente d’être aidé ; qui même refuse l’aide humanitaire qu’on leur envoie. Thomas : Tu es assez dur, d’ailleurs, dans le premier livre que tu as fait dessus, sur le tourisme humanitaire, etc. C’est assez cinglant.
© Corentin Fohlen/ Divergence. Janvier 2013.
  Corentin : Et je découvre, effectivement, qu’il y a un business de la charité et de l’humanitaire, et il y a des abus qui sont faits. Donc, là, je me dis : mais c’est ça qu’il faut raconter ! C’est pas du tout : mon Dieu, c’est terrible, ces pauvres petits Noirs qui souffrent de la faim. Je caricature exprès, mais parfois, c’est vraiment rendu comme ça. Ben non, en fait, c’est un peuple fier qui a une histoire incroyable, qui est un pays qui a été au centre du monde quand ils ont pris leur indépendance en 1804, qui a été boycotté par les États-Unis et par énormément d’autres pays, enfin, et par l’Europe, parce que c’est le premier peuple noir d’esclaves qui se révolte, qui bat les troupes de Napoléon, qui crée une république. À l’époque, on ne se rend pas compte. Laurent : Symboliquement… Corentin : Symboliquement, c’était dévastateur pour toutes les colonies, qui s’enrichissaient sur le dos des esclaves dans toutes les colonies qui existaient. Et donc, c’est un peuple qui a une histoire, qui en a conscience, qui est fier, et ça, je le vois, en fait, sur le terrain. Et je me dis : mais c’est pas possible de ne pas essayer de raconter ça. Donc j’ai exploré le pays, je suis allé voir les vestiges, les forts qui ont été construits après l’indépendance, j’ai rencontré les artistes, les intellectuels. Thomas : Les entrepreneurs aussi. Corentin : Les entrepreneurs. Je me suis rendu compte qu’il y avait – donc, c’était en 2012 – une tablette numérique qui était fabriquée, qui était assemblée, qui était made in Haïti, qui était fabriquée dans ce pays. Certes, c’était la seule entreprise technologique, mais il y en a une. Je me suis rendu compte que le lien, la dépendance, l’interdépendance avec les États-Unis est extrêmement importante, parce que les États-Unis, pendant longtemps, et encore un peu maintenant, mais il y avait des intérêts soit géostratégiques, soit aussi économiques, parce qu’il y a de l’assemblage textile qui est fait sur place. C’est une main-d’œuvre facile et pas chère. Il y a aussi une bourgeoisie extrêmement riche, que j’ai un petit peu côtoyée.
© Corentin Fohlen/ Divergence. Petionville, HAITI. 29 novembre 2014.
  Thomas : Qui se cache. Corentin : Oui, oui bien sûr, parce que c’est dangereux 1) pour eux, c’est tabou, c’est un peu la honte, c’est un peu l’héritage aussi de la colonisation et ça, tu ne peux pas le raconter si tu viens une ou deux semaines. Il faut passer du temps. Et surtout en Haïti où c’est extrêmement compliqué, extrêmement long d’avoir les informations, d’être accepté, de rencontrer les gens, d’arriver à trouver la photographie qui va raconter ça. Parce que parfois, raconter l’histoire, c’est compliqué pour un photographe. Nous, on raconte le présent, tout le temps. Et puis c’était aussi en même temps pour moi une nouvelle approche. J’étais plus à couvrir des manifestations, à couvrir des conférences de presse, des révolutions, des choses qui se déroulent dans le sens de… dans la définition de ce qu’est la médiatisation. Et donc j’ai aussi appris à prendre mon temps, à réfléchir, à prendre du recul, à me poser des questions, les bonnes questions, etc. Mais c’est vraiment pour moi important, parce que je me suis pris de passion, et pour le pays et pour les gens, mais aussi pour cette manière de raconter. Pour moi, c’est mon travail le plus engagé, en fait. Beaucoup plus que de couvrir une révolution, que de montrer des violences urbaines ou une crise alimentaire. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas le faire, c’est fondamental de le faire. Mais moi, mon engagement a été largement plus présent – et en plus, efficace – sur Haïti. Parce que quand on couvre l’actualité, en fait, on dépend totalement de la médiatisation, qui nous échappe… Thomas : Et des journaux qui payent ou pas… Corentin : … et des journaux qui décident d’acheter ton reportage, ou juste une photo d’illustration. Et souvent, mes photos, elles servaient à illustrer un propos que je ne maîtrisais pas. Que j’apprenais en lisant selon le journal : ah tiens, ma photo illustre telle problématique, tel angle d’attaque du journaliste. J’étais plus illustrateur d’actualité. Mais en tout cas, voilà, sur Haïti, c’était la première fois que j’imposais aux journaux une vision du pays. Ça, c’est ma plus grande fierté. C’est-à-dire d’avoir réussi ça. Les journaux avaient une vision d’Haïti qui était souvent la même, et en France, j’ai réussi à imposer dans le sens où leur dire : voilà, moi j’ai un reportage, mais c’est cet angle, ça raconte ce pays de telle manière. Si ça vous intéresse, voilà… Et souvent, j’ai même écrit. C’est la première fois que j’écrivais, aussi, des petits articles – parfois longs, même –, parce que j’avais tellement la maîtrise, et j’avais tellement une vision particulière – parfois aussi subjective, engagée. C’est la première fois que j’étais vraiment à ce point-là engagé avec un point de vue, c’est-à-dire, effectivement, le tourisme humanitaire, d’autres journalistes pourraient y voir quelque chose de merveilleux. Dans ce cas particulier de – je parle des ONG américaines qui sont liées à des Églises évangéliques et qui font payez des Américains qui viennent découvrir, qui viennent voir un peu la misère et faire de l’humanitaire pendant une semaine. À la carte. Et ça, ce sujet, clairement quand je l’ai fait, c’est que moi, derrière, j’avais un propos qui était : en fait, c’est scandaleux, et je vais le dénoncer. Thomas : Surtout que tu dis que pour certains, c’était la première fois qu’ils sortaient des États-Unis.

La longueur du temps passé et son influence sur le traitement du sujet

Laurent : Oui, il y a beaucoup d’Américains qui… ils ont assez peu de passeports, les Américains. Et, oui, c’est intéressant. Je rebondis sur quand tu disais que c’est ton travail le plus engagé, je trouve ça intéressant, parce que dans « plus engagé », j’entends peut-être celui le plus proche de la « vérité » – bon, on met des guillemets sur vérité –, je veux dire, c’est dans le sens où si tu – ouais, je mets beaucoup de guillemets à vérité. Corentin : Tu peux en mettre plein. Laurent : Ce que je veux dire, c’est que, avec l’opportunité de faire ça sur un temps long, et de traiter différents aspects d’un sujet, tu as quelque chose qui forcément, eh bien… tu traites plus d’aspects différents, tu… Corentin : c’est plus réaliste. Laurent : voilà, c’est plus réaliste. Et, c’est rigolo parce que j’ai fait une vidéo il n’y a pas longtemps – alors, avant de savoir qu’on allait te parler, donc pour le coup, c’était pas volontaire – qui partait de photos de manifs pour les droits des Noirs aux États-Unis, que ce soit les récentes ou les plus anciennes, pour dire aux gens : oui, vous avez une photo, mais une photo peut « mentir » de plein de façons différentes, même si à la base tu coupes un bout de la réalité, mais au final, il y a plein de manières de la couper consciemment ou inconsciemment pour montrer quelque chose. Et j’ai vraiment l’impression que, finalement, il n’y a qu’un travail sur un temps long comme ça qui peut permettre de montrer quelque chose, qui va être plus réaliste, comme tu le disais, où tu vas pouvoir montrer plein d’aspects différents, comme tu le fais dans Haïti où, vraiment, on va traiter différents aspects d’un problème. Et je pense que c’est là, finalement, qu’on commence à parler de vision. Parce que tu dis, effectivement, que – je suis content de l’entendre – tu as pu vendre le reportage à des journaux sous un angle particulier, mais dans le livre, vraiment, on l’ouvre et à la fin on a une vision qui n’est plus du tout celle des journaux. J’ai pas vraiment de question.
© Corentin Fohlen/ Divergence. 31 mars 2013. Souvenance, Haiti.
  Corentin : Ha ha, je m’disais : merde, faut que je sois pertinent. Non, mais c’est ça qui était, ce qui était assez, au-delà du fait que j’avais l’impression effectivement d’être plus réaliste, c’est qu’effectivement, ce qui est génial – j’ai de la chance parce que j’aurais pu ne pas vendre, en fait, parce que je sortais un peu des clichés. Et là, en fait, la presse a suivi, c’est-à-dire… Et c’est ça qui est assez, c’est là où tu vois… Et d’ailleurs, je pense qu’ils m’ont publié non pas parce que c’était moi et non pas parce que c’était Haïti, mais parce que, je pense, ce qui les intéressait c’était une autre vision qu’on avait d’un pays. C’était un peu cette déconstruction des clichés. Et c’est ça, en fait, qui fait que j’ai pas mal vendu ce travail, c’est cet angle qui les intéressait. Et j’ai trouvé ça hyper rassurant en me disant : mais en fait, on critique souvent la presse – parfois à juste titre – en disant : oui, elle publie toujours la même chose, c’est toujours une vision stéréotypée. En plus, quand on dit la presse, c’est quoi ? C’est BFM ou c’est Le Canard enchaîné ou c’est Le Monde diplomatique ou c’est Causette ? Enfin, on parle de quoi ? Mais effectivement, parfois, on dit : oui, les journaux sont un peu fainéants, ils prennent toujours les mêmes sujets. En fait, pour moi, c’était la preuve que non, justement. On pouvait contrecarrer tout ce qu’ils avaient en plus déjà publié sur une vision, effectivement, beaucoup plus dramatique d’Haïti. Qui n’est pas fausse non plus. Thomas : Mais qui n’est pas tout. Corentin : Mais c’est pas tout. C’est un bout. Et mon livre, Haïti, ne raconte pas Haïti dans son ensemble, il raconte une vision que j’ai moi. Et je mets effectivement, j’assume totalement ce travail où je mets de côté, la pauvreté, qui est un vrai problème, les violences, qui est un vrai problème, les problèmes sanitaires, l’accès aux soins, à l’éducation qui est un vrai problème et qui existe. Thomas : Tu parles quand même des professeurs dont tu dis que la plupart sont incompétents. Mais qu’il y en a quelques bons. Corentin : Effectivement, mais je parle d’un collège qui est hallucinant. J’ai parlé avec son directeur, qui a une pédagogie incroyable – le collège Catts Pressoir –, qui est un modèle, que même en France on pourrait envier. Alors qu’effectivement, l’éducation nationale en Haïti est catastrophique et le niveau scolaire est dramatique. Mais je me suis dit : han, y a ça ! Et on critique souvent la presse qui ne parle que des mauvais côtés, et pour moi c’était un peu une manière aussi de, pas de rendre hommage, mais de remettre un peu Haïti, de rendre un peu justice à – c’est un peu pédant, un peu fort –, de contrebalancer en fait un peu tout ce qu’il y avait à côté.

Faire un livre : Haïti

Thomas : Tu as mentionné ton livre, tu n’es pas sans savoir qu’on a interviewé ton éditeur il y a quelque temps. On l’a interviewé et lui, il a fait le livre, mais du coup on n’a pas ton point de vue dessus. Et à la fin, tu dis : merci à Éric d’avoir accepté toutes mes lubies, d’avoir supporté mes lubies. Du coup, qu’est-ce que ça a été la production de ce livre ? Quelles sont tes lubies ? Qu’est-ce que tu voulais pour ce livre ? Corentin : J’ai dit « lubies » ? Thomas : C’est le mot que j’ai retenu et je ne mettrais pas ma main à couper. Corentin : Ben, quand on est photographe, on est forcément taré, quoi. On a forcément une vision. Oui, s’il te plaît, recoupe tes sources. Laurent : « Un grand merci à mon éditeur, Éric Le Brun, des éditions Light Motiv, pour avoir supporté mes exigences et mes lubies et pour avoir accepté de m’éditer et me suivre durant tout ce projet. » Corentin : Exigences, d’abord. Je l’ai mis avant. C’est quand même une question d’exigences. Ouais, non… Lubies, ça peut être… tu vois… Thomas : C’est tes mots. Corentin : Ouais, mais bon… Faut pas croire tout ce qu’on lit dans les livres. Oui, parce que je voulais justement un livre, dans ma tête je voulais un fond noir, je voulais des lettres en or, je voulais… Enfin, il y a plein de choses que j’avais en tête et dont j’avais envie. Et aussi, voilà, parfois des choses qui sont de l’ordre du détail. Et quand on fait un livre, c’est ça qui est génial, c’est qu’on prend son travail, on le réduit quand même au minimum et on essaye d’en faire un nouvel objet. Moi, je ne voulais pas faire juste un book ou un portfolio de mes meilleures images, les plus belles et les plus intéressantes. C’était mon premier vrai sérieux livre, et j’avais envie que… enfin, voilà, il y avait énormément d’importance, et que ce soit sur Haïti, après autant d’années et autant de séjours dans le pays, je voulais vraiment le chiader, je voulais qu’il y ait quelque chose… qu’on sente, déjà par la prise en mains, ce côté un peu précieux ; on allait plutôt parler des trésors d’Haïti plutôt que… Thomas : Et pour l’avoir lu, je trouve que c’est intéressant, parce que, en fait, d’entrée de jeu on comprend ton point de vue, du fait d’avoir tout de suite donné la parole à un Haïtien qui a écrit la préface, et d’entrée de jeu ça choque : c’est pas un professeur de fac européen, un géographe qui écrit l’intro du livre. Tout de suite, je trouve qu’on a vraiment cette valorisation de la culture locale et on sait déjà d’entrée de jeu, et je trouve ça très efficace. Corentin : Oui oui, parce que, justement, c’est toujours un peu – on revient à ce que je disais sur l’actualité –, c’est toujours le point de vue des gros médias, qui sont souvent occidentaux, sur un autre pays. Et donc, quand tu es journaliste, quand tu es photographe, tu sais que, enfin si tu es un peu honnête avec toi-même, tu sais que ta vision du pays, ou d’une situation, ou d’une culture – même sans photographier l’actualité, mais quand tu pars dans un pays et que tu photographies les coutumes, tu sais que c’est ta vision à toi sur ce pays. Peut-être qu’elle ne serait pas la même… Ce qui reste intéressant, parce que ce qui est intéressant, c’est quand un étranger vient raconter la France. Et donc là, je voulais dans ce livre qu’il y ait un texte – l’introduction, c’est James Noël, qui est poète haïtien, et la postface, c’est Jean-Marie Théodat, qui est un géographe haïtien, qui a été aussi enseignant à la Sorbonne. C’était important qu’il n’y ait pas que, encore une fois, les propos d’un Français – parce qu’il y a beaucoup de Français qui ont raconté sur Haïti –, c’était bien de redonner un peu la parole aussi aux Haïtiens.

Le travail photographique sur Haïti, style, composition

Laurent : Oui, j’ai quelque chose aussi qui m’a pas mal marqué dans le livre, c’est que c’est à la fois clairement un livre qui a une approche de reportage, ne serait-ce déjà que sur le sujet, ça s’appelle Haïti, ça n’a pas un titre plus lyrique, on va dire, donc c’est clair. Et en même temps, sur le traitement en plusieurs parties, qui montre vraiment des aspects qui sont clairement délimités, avec des petits textes d’intro, etc. Et en même temps, esthétiquement, je trouve que tu as des compositions qui sont quand même très soignées, parfois presque minimalistes, tu vois, et qui, je trouve, s’éloignent un peu du style « documentaire ». Je mets plein de guillemets autour, parce que c’est un peu large, mais je pense que tu vois ce que je veux dire par là. Est-ce que c’est quelque chose pour toi qui est arrivé avec ce travail à plus long terme, justement, ça t’a peut-être permis de, je ne sais pas, de travailler différemment photographiquement et visuellement ? Est-ce que c’est un truc qui a déjà commencé avant ? Corentin : Cette façon de photographier, je pense qu’elle a plusieurs raisons. Déjà, effectivement, la plupart du temps il n’y avait pas d’événement que, en tant que journaliste, photojournaliste, on pourrait couvrir. Donc j’avais cette liberté de pouvoir raconter, de choisir ce que je montrais. Et pas être obnubilé par une situation ou un événement. Ensuite, la deuxième raison, c’était quand même compliqué. Je crois – enfin, pas je crois –, pour moi, de tous les pays que j’ai visités et couverts et photographiés, c’est Haïti le plus difficile à photographier. Et parfois je me dis : mais pourquoi je me suis entiché de ce pays, c’est horrible ?! C’est ingérable. La lumière est pourrie toute la journée, c’est un soleil plombant. Photographiquement parlant, en termes de qualité, c’est compliqué à gérer. Il y a un rapport à la photographie qui est très compliqué ; les Haïtiens, et je les comprends, il y a eu énormément de médias en 2010 et ils ne peuvent plus voir, ils ne peuvent plus encadrer un photographe. Ils ont beaucoup d’animosité, quand tu es dans la rue, c’est très compliqué l’approche. Faire de la photo de rue en Haïti, c’est très compliqué. Il faut passer du temps, expliquer pourquoi on est là, etc., ce qui est parfois incompatible avec la photo de rue où on est discret, on disparaît et on saisit des instants.Donc c’est vrai que c’était assez laborieux, et donc j’avais quand même des…, je devais faire avec. Et puis après, comme je te disais, il y avait des thèmes qui sont plus complexes ou plus subtils. Et donc, ça m’a aussi appris à avoir peut-être une photographie plus subtile. Que ce que je pouvais faire quand on fait du news, c’est sûr. Mais sans être… pour moi, surtout sur Haïti, j’ai une photographie qui est très classique, hein. J’ai l’impression que c’est très du photojournalisme, photoreportage, tu vois ? Enfin, je ne sais pas exactement, non ? Laurent : Après, c’est une sensation, tu sais, donc c’est difficile d’expliquer exactement ce que je vois dedans, mais moi, je trouve qu’en termes de composition, il y a des choses qui étaient très…, c’est soigné, c’est… il y a un côté… C’est vrai que dans la news, l’impression que j’en ai, en tout cas, c’est que, tu sais, tu es dans la situation, il y a plein de choses qui se passent, il faut un peu saisir les choses, et du coup ta composition est du coup plus intuitive, dans le sens où tu vas peut-être être au grand-angle au milieu de la foule, mais il y a un truc qui se passe, tu saisis le truc, tu vois ? Et là, il y a des moments où c’est plus, tu sais, on a peut-être plus un côté pile face à un mur ou plus géométrique.
© Corentin Fohlen. Cap-Haitien, HaÔti. 30 janvier 2013. Vie quotidienne au Cap-Haitien
  Thomas : Ça me faisait penser à Alex Webb. Corentin : Oui oui, qui a travaillé sur Haïti. Donc, effectivement, il y a cette couleur… Ben, j’ai un peu cette… Mais je l’ai quand je fais du news, quand je dis que j’ai une photographie classique, c’est : je suis obsédé par la composition. Et même sur une manif, où ça court de partout, j’ai la même réaction, la même façon de photographier que quand j’ai le temps, il ne se passe rien et je suis tout seul. Dans ma tête, ça fonctionne pareil. Laurent : C’est un peu là que je voulais…, parce que ça m’a vraiment marqué sur Haïti, qui est vraiment là que j’ai découvert ton travail. La première fois que j’ai vraiment vu tes photos posées, c’est en ouvrant Haïti, et au fil des pages, je me suis dit : la composition est quand même… Moi, c’est ce qui m’a, visuellement, après tu as le propos, mais visuellement, c’est ce qui m’a marqué le plus, donc ça m’intéressait de creuser un petit peu. C’est intéressant que ça t’arrive aussi, même dans des situations plus… Corentin : Oui, pour moi, c’est pareil. Quand je photographie mon fils, ou sur une manif, ou je fais un portrait, ou sur un travail à long terme, ou sur un conflit, plein de fois je me suis dit : mais j’ai la même obsession de réfléchir l’image. Bien sûr que du coup je m’adapte à la situation, mais c’est le même processus, pour moi.

La défense de la condition des photographe

Thomas : Alors, j’ai parlé de l’éléphant dans la pièce tout à l’heure, maintenant on va mettre les deux pieds dans le plat pour des expressions très figurées : Corentin, on sait que tu es très actif pour défendre la condition des photographes. Je t’ai vu élever la voix sur Internet sur les concours photo, tu as été ouvertement critique avec eux. La photographie politique, assez récemment. Certains concours photo, on va parler payant, etc., sur le dos des photographes. Aussi sur la photographie politique, on a parlé il n’y a pas si longtemps que ça de comment étaient traités les photographes. Du coup, dans l’audience d’Apprendre la Photo, il y a beaucoup de gens qui pratiquent la photo comme amateur, d’autres qui… Voilà, c’est un monde qui est assez loin de moi et des abonnés, du coup, c’est quoi être photographe de presse aujourd’hui ? Comment on est traité ? Pourquoi il y a besoin d’améliorer cette situation ? Et pourquoi il y a besoin d’élever la voix ? Ta tribune dans Libé, tout ça. Corentin : Oui oui oui. Je suis parfois une grande gueule, et je sais que ça énerve, mais je pense que c’est quand même important, même si je sais, je le reconnais, mea culpa, et que je ne le fais pas forcément bien, parce que je le fais d’un coup. D’un coup je me dis : mais non, mais c’est pas possible ! Et donc je balance. Et c’est le piège des réseaux sociaux, c’est que d’un coup il y a tout un propos et avec des mots qui sont pesés, mais qui sont importants. Mais je pense que, déjà, je fais un aparté, mais, moi, si je fais ce métier c’est, et pour la photographie, c’est-à-dire l’art de capturer l’image, mais aussi pour un engagement. C’est-à-dire que j’ai une vision dans tout ce que je photographie, j’ai toujours un point de vue et un propos, j’ai toujours – ça ne veut pas dire que c’est engagé au sens militant, mais il y a quand même un, c’est quand même pour raconter quelque chose et de ce que je raconte, essayer de changer les choses. Essayer de faire réfléchir, essayer de déconstruire, etc. Je ne dirais pas politique, parce que c’est tout de suite prétentieux et je suis loin de vouloir faire la leçon de morale, mais en fait je me dis : après 16 ans, ça fait 16 ans que je fais ce métier, surtout quand tu es journaliste, tu critiques toujours tout et tout le monde, et à un moment donné, il faut se remettre en question, remettre son propre, son métier ou son milieu, en fait. Et il y a des choses aussi que tu vois et tu te dis : mais c’est pas possible. Bon, on sait tous que la photographie est en crise. Moi j’ai commencé ce métier, on m’a dit : mais laisse tomber, arrête le news, ça ne marchera jamais, c’est la crise. Le reportage, y a plus d’argent, y a plus de commandes, laisse tomber, arrête. Voilà, c’est un métier qui est en crise, il y a beaucoup de photographes, qui galèrent. Il y en a de plus en plus parce qu’il y a de plus en plus de photographes. Il y a de moins en moins de moyens. Par contre, pour moi, il y a encore de la place dans la photographie. On n’a jamais été autant demandeur de photographie. Et ce que je vois, année après année, c’est que la photographie n’a jamais été autant montrée, utilisée, exposée, projetée, éditée, mais l’élément principal, le vecteur de ce métier, c’est le photographe, et le photographe n’a jamais été autant utilisé, c’est toujours le dernier de la chaîne économique. C’est-à-dire que le métier est en crise, mais la photographie n’est pas en crise, elle. Elle n’a jamais rapporté autant de pognon. On n’a jamais vu autant d’images, de production d’images, que ce soit sur les GAFA. Tu vois, sur Instagram, je crois que c’est, je ne sais plus, je crois qu’il y a un milliard d’images par jour ou… Laurent : C’est cet ordre de grandeur en tout cas. Corentin : Ouais, entre cinq cents millions et un milliard d’images produites par jour diffusées sur Facebook, Instagram et Twitter. Et ça rapporte de l’argent, mais pas aux photographes. On n’a jamais eu autant de musées, d’expositions, de festivals, de concours, de workshops, de lectures de portfolio, d’événements autour de la photographie. Et il y a de l’argent. Tout ça, c’est énormément d’argent. Globalement. Et en fait, le photographe, celui qui est créateur de l’image, n’a jamais autant galéré, n’a jamais eu ce sentiment que son travail est exploité, mais que le retour sur investissement… Alors, y a pas que la presse, OK, mais il y a plein d’autres moyens de trouver des fonds. Et un jour, je me dis, je regarde un peu, je reçois tous les jours des mails, souvent de l’étranger, de concours. Et parfois qui se ressemblent. Le nom change, mais les… Et il faut payer 15 $, 20 $, 30 $ pour une photo, pour deux photos, 50 $ pour cinq photos. Pour envoyer par mail cinq photos pour participer. Et au bout d’un moment, je me dis – et il n’y en a jamais eu autant que maintenant –, et je me dis : mais c’est ouf ! Déjà, de payer pour montrer son travail. Et là, en fait, on se retrouvait à payer pour potentiellement gagner un prix. Et je me suis dit : mais en fait – effectivement, Lens Culture comme tu dis –, c’est pas possible, il y a une arnaque derrière. Quel est le pognon que Lens Culture reçoit de tous ces prix ? J’ai commencé à lister, ils ont une dizaine de prix, ils font des workshops à 1 500 $, le livre qui est édité, des lauréats, est payant, je crois que c’est 25 $. Et tout ça, c’est sur le dos de photographes qui – et je les comprends, je ne leur en veux pas, et j’ai aussi participé à des prix payants, notamment au début. Parce que tu te dis, en fait, tu penses que c’est normal, c’est ça le problème, c’est qu’on pense que c’est normal. Parce qu’on me dit : oui, mais les photographes n’ont qu’à pas payer, c’est des crétins s’ils payent. Mais non, je les comprends. Déjà ils pensent peut-être qu’ils n’ont pas le choix, que c’est normal, et que c’est une manière d’être reconnu. Et en fait ça joue sur l’espoir potentiel non seulement de gagner, comme au Loto, et d’être vu, et d’être… C’est un peu comme si un boulanger paye pour faire son pain, il paye son loyer, il passe du temps, et il payait pour pouvoir participer à une possibilité de vendre son pain. Non, il fait son pain et on lui achète son pain. Et en fait, nous, on se retrouve à devoir sans arrêt payer. Et tu te dis : mais en fait, c’est dingue. Les perdants du prix photo payant, ce sont eux qui financent le lauréat. Parce que souvent, voilà, tu peux gagner 5 000 $, 10 000 $, parfois plus, mais en fait, comment ils financent ça ? Ils financent par ceux qui perdent. Comme au Loto. Et là tu te dis, mais en fait c’est une entourloupe totale. Souvent, ces prix ne sont pas… il y en a beaucoup et ils ne sont pas reconnus, c’est-à-dire, ils ne sont pas reconnus dans le métier, dans la profession. Les plus grands prix prestigieux, que ce soit les Visas d’or à Perpignan, que ce soit le World Press, que ce soit les Sony Awards, les plus gros prix, eux, sont gratuits. D’accès gratuit. Et c’est eux qui sont les plus, soit rétribués, soit prestigieux. Et c’est eux qui vraiment peuvent permettre à un photographe d’être reconnu. Et quand j’ai vu ces mails, à un moment donné, quand j’ai commencé à faire le listing, en fait je recevais tous les jours ; il y avait soit un magazine d’art qui proposait de payer 250 à 400 € pour publier ton book dans ce fameux « magazine prestigieux » dont tu n’as jamais entendu parler, et quand tu te renseignes un peu, c’est juste quelqu’un qui s’est dit : je vais faire un magazine, j’ai pas d’argent, comment je vais faire ? Ah, je vais faire payer le photographe pour lui-même se publie. Et en fait ça inverse totalement Thomas : En fait, que des bonnes idées pour réussir… Corentin : Et voilà, ça peut vous donner… Thomas : Il y a forcément un mec sur YouTube qui est en train de faire la liste. Laurent : Il fait : ah ouais ! Ah ouais ! Corentin : Il va dire, putain, je vais faire des interviews sur la photographie, payantes, le mec. Voilà, vous auriez pu me faire payer. Laurent : C’est vrai, pourquoi on t’a pas fait payer ? Corentin : Là, j’ai vu, du coup je me suis arrêté à une trentaine de prix, j’ai vu qu’il y avait une bourse, il fallait payer 150 $ de droits d’entrée, et la bourse c’était 2 000 $. Les gars, en une dizaine de participants, ils financent la bourse qui n’est que de 2 000 $. Et c’est 150 $ ! Juste pour envoyer ton putain de dossier par mail. Et ce qui est grave – parce qu’on me dit, on peut me dire : oui, ben, écoute, on est libre de payer ou de ne pas payer. C’est vrai. Sauf que, déjà, souvent ces prix sont pris d’assaut soit par des amateurs qui ont de l’argent, et c’est pas très grave, tu vois. Si le mec a soixante ans, il a son métier à côté, il a envie de se faire plaisir, pourquoi pas ? C’est pas très grave. Il y a beaucoup de jeunes qui débutent et qui se disent : c’est le seul moyen. Un peu comme les lectures de portfolio. Moi, quand j’ai commencé, les lectures de portfolio n’existaient pas, ou quasiment pas, et c’était gratuit. Là, on se retrouve sans cesse, dès qu’il y a un festival, un événement autour de la photographie, hop, on sort lecture de portfolio ! Génial. Moi, que des professionnels regardent le travail de photographes pour les aiguiller, les orienter, tant mieux. Parce que c’est un métier où, quand même, la plupart crèvent la faim, on gagne rien. La moyenne, je crois, le revenu moyen d’un photographe je crois que c’est 1 400 €, c’est le SMIC. Et là, on demande à des jeunes photographes – jeunes dans le métier – de payer 10, 20, 30 € en plus pour juste montrer son travail. Sachant qu’il a payé son appareil photo, qu’il a payé ses négatifs ou il a investi du temps, ça fait peut-être des mois qu’il travaille sur ce sujet, donc il a déjà investi, et on lui demande de payer juste pour qu’un professionnel donne son avis. Et donc, en fait, une fois de plus, c’est le photographe qui doit payer pour exercer son métier. Sachant qu’on paye déjà pour le produire, en fait. Et ce qui est terrible, c’est que ça prend…, ça pervertit tout, je pense. Déjà, le problème, quand t’es jeune photographe, tu n’as pas d’argent, tu te retrouves à payer 20-30 €, et tu as assez peu de chances de gagner. Si en plus tu gagnes, la plupart de ces prix – il y en a beaucoup, il y en a énormément, franchement –, la plupart de ces prix ne sont pas reconnus. Donc en fait, cette « visibilité » ne t’apporte pas forcément quelque chose, ou elle est interne à la plateforme. Et tu regardes un peu les lauréats, tu regardes les travaux, tu te dis : ben en fait, ceux qui gagnent, c’est d’abord ceux qui ont payé. Ce n’est pas ceux qui ont un travail forcément le plus exemplaire. Et si tu veux vraiment te confronter à des prix sérieux avec vraiment des candidatures sérieuses, c’est des gros prix qui sont gratuits. Et là ça s’apporte vraiment quelque chose dans le métier. Ce qui est terrible aussi, c’est que je me dis : il y a des prix où tu peux gagner 100 000 $, c’est un prix aux Émirats. 100 000 $. Non, 150 000 $. Le lauréat. Le premier prix. Tu te dis – mais même gagner 5 000 $ –, en fait, ça pervertit la photographie. Je vois un peu ce qui est produit et ce qui gagne. C’est des photographies de voyage, toujours un peu le pêcheur en Thaïlande, sur la barque avec le cormoran, qui devient un peu un poncif en photographie. On a tous vu des images de coulisses de workshop ou de groupe de 50 photographes alignés qui font tous la même photo. En fait, ça c’est des gens malins qui se disent en fait, il y a plein de photographes amateurs qui veulent faire de la photo, je vais payer des voyages, etc., et ils se retrouvent à 50 photographes devant un paysan, devant un pêcheur. Donc ça pervertit totalement, en plus, le voyage, le sens de la photo. Tu commences à voyager pour faire des photos pour essayer de gagner des concours, donc du coup, tu es sûrement – pour 5 ou 100 000 € –, tu es prêt à mettre en scène. Et je me dis aussi : à l’étranger, quand tu es photographe du Bangladesh et que tu vois que tu peux gagner 5 000 ou 50 000 $, mais c’est énorme, c’est énorme proportionnellement aux revenus. En fait, qu’est-ce que tu es prêt à faire pour gagner ça ? Il suffit d’avoir une photo. Forcément que tu mets ta photo en scène, forcément que tu te retrouves… Et ce qui me gêne, moi, en tant que photojournaliste, c’est qu’il y a aussi du photojournalisme et avec du reportage social, etc., de guerre, avec des photographes dont tu n’as jamais entendu parler et qui sont prêts à prendre des risques pour gagner cet argent. Parce que tu peux aussi gagner. Et si un tant soit peu ta photographie, ton reportage est fort, tu peux aussi gagner. Et on se retrouve avec aussi un peu une perversion de fabrique d’images. Parce que, en fait, on ne se rend pas compte, mais c’est une masse de photographes énorme derrière. C’est une masse de production, et cette production, elle joue énormément sur le tourisme – quand on voyage, on voit cette production de photographes –, mais aussi sur des poncifs. Parce que les photographes vont sur les mêmes lieux, ils vont voir les mêmes peuplades, tu vois ? Thomas : Ils vont faire le portrait du pauvre, mais quand même vaillant, ridé, mais fort face à la vie. Corentin : C’est ça. Alors, il y a cinquante ans, quand un photographe partait dans la vallée de l’Omo photographier un peuple, ça déclenchait un ou deux ou cinq photographes qui, dans l’année, allaient refaire les mêmes photos, parce que « ouah c’est intéressant » ou « ouah j’ai envie de travailler là-dessus » ou « ouah j’ai envie de faire les mêmes photos ». Mais en fait, maintenant, il faut se rendre compte de ce qu’est la photographie mondiale. Ce n’est plus l’Europe et les États-Unis, maintenant au Bangladesh il y a autant de photographes qu’en France. Et on se retrouve avec une perversion totale, avec des convois de touristes et de photographes qui retournent faire exactement les mêmes photos. Et je crois que c’est Hans Silvester qui a travaillé sur, justement, sur les tribus de la vallée de l’Omo, son travail a été vecteur de voyages organisés autour de la photographie, qui viennent en fait photographier à longueur de journée ces peuplades « sauvages » qui fascinent, voilà, c’est exotique, mais en fait ça a des conséquences sur les mœurs, sur le quotidien, etc. Et puis ils se mettent à payer, parce que « bon, attends, je suis là sur une journée, je vais faire une photo, faut vraiment qu’elle cartonne, qu’elle soit belle, parce qu’en plus derrière je peux gagner un prix à 10 000 $ ». Mais pour 10 000 $, bien sûr que tu vas la mettre en scène, ta photo ! Si t’as pas un minimum d’éthique et si c’est pas ton métier. Et donc on se retrouve avec des choses… C’est une intime conviction, tu vois, je sais que ça existe, parce que j’ai vu des coulisses, j’ai vu des vidéos, mais je suis convaincu que derrière il y a vraiment une situation qui pervertit aussi ça. Donc on se retrouve avec ce genre de choses. Bon, je me perds, je me perds… Thomas : On a compris le message et l’agacement derrière. Corentin : Ouais, je suis désolé, parfois je… Mais, on pourrait dire que c’est pas très grave, c’est quoi ces prix, on ne les connaît pas, etc. Mais je me dis aussi, quand même, il y a quelque chose de presque moral de dire : mais qui sont tous ces gens qui créent des prix, parfois sur les mêmes modèles, donc qui copient-collent ? Et en fait, combien de participants envoient ces 30 ou 50 $ ? Tout cet argent, quoi. Et on demande encore à des photographes – et là j’élargis aux prix ou aux workshops ou aux lectures de portfolio, mais… Moi, souvent on me demande des photographies parce que, « ah, vous comprenez, on n’a pas de budget, on n’a pas d’argent ». En fait, toute la journée. Et pourquoi j’ai poussé un coup de gueule ? C’est toute la journée on essaye de baisser les prix, on essaye de savoir si je ne peux pas envoyer des photos gratuitement, « ah, on aimerait bien utiliser vos photos », etc. C’est tout le temps, en fait, quand tu es photographe. Quand tu es boulanger, je reviens à cet exemple, il n’y a pas tous les jours des gens qui disent « voilà, j’ai pas d’argent, vous pouvez me donner une baguette ? Mais vous savez, je vais faire une photo, je vais la twitter, je vais faire un fil Instagram et ça fera votre renommée, et en fait ça fera parler de vous », parce que ça, cet argument, tu l’as souvent. Ben oui, mais c’est payant, regarde derrière, ton travail va avoir de la visibilité. Ce terme de visibilité est insupportable, parce que derrière… Laurent : On ne paye pas son pain en visibilité. Corentin : On ne paye pas son pain en visibilité, et derrière cette visibilité va amener une autre visibilité qui va jouer sur la visibilité, et en fait au final tu ne seras jamais payé. Donc, ce coup de gueule, c’est aussi un coup de gueule général aussi sur, en fait, il n’y a jamais eu autant d’argent dans la photographie, mais il n’y en a jamais eu aussi peu pour les photographes. C’est un peu ça que ça veut dire. Et c’est un peu : attendez, stop, on va un peu arrêter. Parce que ça influence. Au début, on n’osait pas faire payer la lecture de portfolio, maintenant elles sont toutes payantes. Et l’argument c’est : ben oui, faut bien payer le lecteur, celui qui est là. Mais bien sûr ! Je suis pour payer le mec, l’icono ou le rédacteur ou rédactrice qui va regarder ton travail. Mais débrouillez-vous pour trouver un autre moyen un sponsor, de le faire payer. Ne demandez pas au photographe qui galère, qui dépense sans compter pour son métier et qui galère à vivre de ce travail, ne lui demandez pas de payer juste pour le montrer. Parce que derrière, quand tu fais une lecture de portfolio, tu as un avis. Parfois tu as un contact, parfois derrière tu as une parution, mais la plupart du temps non. C’est un peu un coup de gueule général pour essayer d’inverser les mentalités. Je me suis un peu, effectivement, accroché à ces prix, parce que Lens Culture, pour moi, j’y vois vraiment une…, je pense qu’ils se font un pognon dingue, parce que c’est quand même renommé. Et ce qui me désole, c’est que derrière il y a le New York Times, il y a des grands médias, il y a des grands photographes, des grands noms, des grands noms de rédacteurs, d’iconos etc., qui cautionnent. Alors, parfois, ils ne s’en rendent pas compte, mais c’est aussi pour dire. Et moi, il y a une journaliste, Clémentine Mercier de Libération, qui traite de la photographie, qui m’a contacté en me disant : mais je découvre ça, en fait, je découvre cette pratique, je découvre ce genre de situation. Il y en a d’autres qui m’ont contacté en disant : ah, c’est bien que tu en parles, parce que ça m’ouvre un peu les yeux. Parce qu’on pense que c’est normal au bout d’un moment, de devoir payer pour faire de la photographie. Mais non, en fait, on doit être payé pour… Tes photos, quand tu les exposes… Regarde… ça, c’est… je ne sais plus qui avait commencé à débattre du problème Arles, les Visas, les plus gros festivals qui ont des budgets de plusieurs millions, notamment Arles, qui ne payaient pas les photographes exposés. Mais c’est dingue ! Ils ont… Thomas : C’est hallucinant. Corentin : C’était il y a trois ans. Arles, qui est le plus gros festival au monde, en tout cas en Europe, de la photographie, qui a plusieurs millions d’euros de budget, paye tout : celui qui fait les tirages, les hôtels, le vernissage, les lieux, l’équipe, etc., etc., tout le monde est payé, celui qui fabrique les invitations, etc., le festival est payant pour le public, mais le photographe, celui qui amène son travail et qui fait vivre tout ça, n’était PAS payé. Ça fait combien de temps que ce festival existe ? Je crois, je dis peut-être une bêtise, mais je crois que c’est 40 millions de budget. C’est énorme. Et y a pas un euro. Et maintenant, alors ça a gueulé il y a trois ans, je crois, le ministère de la Culture s’en est emparé et ils ont exigé que la moindre exposition, quel que soit le lieu, devait être rétribuée à hauteur de 1 000 ou 1 500 €. Et depuis trois ans, on a un peu cette caution légale de dire : vous êtes obligés de payer. Thomas : Vous êtes obligés de faire un truc qui est moralement normal. Corentin : Mais ouais, c’est ouf ! C’est comme si l’État disait : maintenant, quand vous allez dans une boulangerie, arrêtez de voler la baguette. Il faut la payer, quoi. Thomas : Je pense que le message est passé.

Le conseil

Laurent : Donc, l’audience d’Apprendre la Photo – et la tienne Thomas –, ça s’appelle Apprendre la Photo, donc il y a plein de gens qui ont des profils très variés, mais dedans il y en a forcément qui peut-être aspirent à faire du photoreportage – que ce soit peut-être ils veulent faire de la photo de presse ou alors qui veulent peut-être bosser sur des sujets plus longs comme ça –, si tu avais un conseil à leur donner ? Corentin : Je n’ai aucun conseil, parce qu’il ne faut jamais écouter les conseils d’un photographe. Thomas : Il vient de flinguer notre émission. Laurent : C’est surtout que je n’ai plus de métier, moi. Corentin : Alors, je m’explique. Ça va être un peu plus long. En fait, le parcours d’un photographe ne vaut exemple que pour lui-même, c’est-à-dire qu’il y a autant de parcours que de photographes. Et en plus, non seulement du photographe, de son activité, de son caractère et de son époque, aussi. Un photographe qui a 60 ans, ne peut pas donner des conseils en se basant sur la manière dont il… sur ses débuts, alors que notre époque, l’évolution de la photographie, de l’économie de la photographie, l’évolution des budgets, de la presse, là il y a la Covid en ce moment, ça a des répercutions énormes. Donc ça n’aurait pas de sens de dire : bon, alors, pour être photographe il faut faire ça ; on pourrait dire il faut faire une école, moi je n’ai pas fait d’école, et la plupart des photographes et tous les grands noms de la photographie n’ont pas fait d’école. Souvent, moi, on me demande, il y a des jeunes qui me contactent : oui, qu’est-ce que tu me conseilles ? Je leur dis : moi, le seul conseil, le meilleur conseil c’est : lance-toi et vas-y à fond. Thomas : Tu vois que tu as quand même un conseil. Corentin : Eh bien, ne m’écoutez pas. Thomas : On l’a eu ! Corentin : C’est bullshit ! Non, mais… Oui, parce que je pense qu’il faut regarder ce qui a été fait, évidemment, il faut regarder les grands maîtres de la photographie, de la peinture, et après il faut se dire : qu’est-ce que je veux faire ? Il faut se poser la question : qu’est-ce que je veux faire ? Et à partir du moment où on est prêt à le faire, où on a envie de le faire, il faut y aller à fond. Mais il faut vraiment tout sacrifier pour ça. Mais vraiment. Il ne faut pas y aller à tâtons en disant : je vais y aller prudemment, je vais commencer par ça… Non, en fait, allez-y à fond. Ne vous mettez pas de barrières, parce que c’est un métier, on ne peut réussir qu’en se donnant tous les moyens, et c’est un métier de passion. Et comme c’est un métier de passion, de toute façon, on ne le fera, un photographe ne le fera que mieux avec sa propre passion, avec sa propre envie et sa propre motivation. Donc voilà.

Son actualité

Thomas : Bon, ben, merci, Corentin, de nous avoir accueillis. Enfin, de nous avoir accueillis…, non, c’est merci à l’IPP de nous avoir accueillis et merci à Corentin de nous avoir accordé une heure pour discuter de ça. Vous me connaissez, je parle beaucoup de livres photo, donc je ne pourrais pas terminer cette vidéo sans vous conseiller de jeter un œil à ceux de Corentin. Donc Haïti, dont on a parlé, le dernier aux éditions Light Motiv dont on avait aussi parlé dans la vidéo avec Éric, et l’avant-dernier qui s’appelle Only Colored, aussi sur Haïti. Corentin : Aux éditions Photo Paper. Thomas : Aux éditions Photo Paper, qui est dans un autre format, qui est plus petit, qui est sur la photographie couleur haïtienne. Que je découvre aussi. Et le dernier n’est pas encore sorti, n’est pas encore là, mais on vous mettra un lien dans la description quand il sera disponible en ligne, si vous voulez jeter un coup d’œil et suivre le travail de Corentin. Corentin : Mon dernier livre qui va sortir s’appelle Mon oncle est un génie, aux éditions Photo Paper, et c’est un travail qui est complètement différent de ce que j’ai pu faire auparavant. Déjà, c’est un travail en noir et blanc, c’est un travail qui est très intime, qui est documentaire, mais qui est aussi un travail qui se rapproche aussi d’un travail plus artistique, qui est un travail sur mon oncle qui est un personnage, et la relation que j’ai avec mon oncle, l’intimité en tant que photographe m’a permis de raconter un peu ce personnage un peu haut en couleurs, sa personnalité. C’est un travail sur la liberté, sur comment est-ce qu’on peut encore maintenant chercher la liberté, y accéder et se pousser à être plus que soi-même. Voilà, c’est un livre qui sort, là, en septembre, et ça me tient à cœur d’en parler. Thomas : C’était le bon moment pour ça. Merci à tous d’avoir regardé cette vidéo jusqu’au bout. Si vous êtes encore là, c’est qu’elle vous a plu, donc, n’hésitez pas pour la soutenir à mettre un petit pouce bleu et à la partager autour de vous. C’est des formats plus longs et pour que ce soir visible sur YouTube, eh bien, il faut le faire. Merci de nous aider. Si vous découvrez la chaîne par cette vidéo, soyez aussi les bienvenus, et pensez à vous abonner pour ne pas rater les prochaines. Et moi je vous dis à la prochaine fois et d’ici là à bientôt, et bonnes photos !

Pour aller plus loin :

Les livres de Corentin : “Haïti” : https://editionslightmotiv.com/produit/haiti-corentin-fohlen-livre-seul/Karnaval Jacmel” : https://editionslightmotiv.com/produit/karnaval-jacmel-corentin-fohlen/Only Colored” et “Mon oncle est un génie“: https://www.photopaper.fr/shop-me/ Son site : http://www.corentinfohlen.com/

 

 

Laurent Breillat
J'ai créé Apprendre.Photo en 2010 pour aider les débutants en photo, en créant ce que je n'avais pas trouvé : des articles, vidéos et formations pédagogiques, qui se concentrent sur l'essentiel, battent en brêche les idées reçues, tout ça avec humour et personnalité. Depuis, j'ai formé plus de 14 000 photographes avec mes formations disponibles sur Formations.Photo, sorti deux livres aux éditions Eyrolles, et édité en français des masterclass avec les plus grands photographes du monde comme Steve McCurry.
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